Pour une définition nouvelle de la Science-Fiction
Pierre Versins, en bon collectionneur, chérissait les ouvrages ayant un rapport lointain avec la Science-Fiction. C'est ainsi qu'il produisait régulièrement au visiteur curieux de sa Maison d'ailleurs un San Antonio où l'un des personnages trouve dans un tiroir une photographie de Béru avec quelque Martienne — ou quelques Martiens, l'histoire ne le dit plus. Il s'agissait pour lui, de ce simple fait, non d'un ouvrage de Science-Fiction à part entière, très juste sanctification à laquelle on aurait pu raisonnablement s'attendre de sa part, mais simplement d'un ordinaire roman d'espionnage à l'humour douteux qui se trouvait soudain grandi par ce seul élément SF qui à lui seul justifiait qu'il le thésaurisât. Voici deux autres références qui auraient sans doute convenu à son plaisir :
Dans la préface à la Puce à l'oreille, ouvrage consacré aux expressions françaises imagées et à leur histoire, Claude Duneton parle des enquêtes que le parémiologue doit parfois mener pour retrouver les racines d'une formule dont le sens a largement glissé. Il imagine alors un linguiste du futur s'interrogeant sur les origines de "griller un feu rouge", qui signifie maintenant "mourir de mort violente", et qu'il rencontre dans le communiqué de presse suivant : « Monsieur Antoine Ployé, superchairman de l'hyperhameau de Malepente, a été assaulté la dernière nuit, at home, par un gang armé. Après une vive querelle qu'elle était noiseuse, M. Ployé, célibataire sans clône, a rapidement grillé un feu rouge. »
. Entre autres étymologies, notamment "griller sur un feu rouge" avec tombée de la préposition, il retient une astucieuse interprétation suggérée par la vision d'un film archaïque où l'on parle de "griller la politesse" : « […] jadis, on fixait une lampe rouge à l'arrière des véhicules, par politesse, pour indiquer qu'on s'en allait. Ainsi, la locution "griller un feu rouge" a d'abord signifié "partir", puis "mourir en voyage" — sans doute au cours d'un accident — sous l'influence de "partir pour son dernier voyage", sens qu'elle avait déjà à la fin du xxiie siècle. Par extension, la métaphore s'est appliquée dans le langage populaire à toutes sortes de morts violentes. »
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Dans la troisième édition de Méthodes mathématiques pour l'informatique, Jacques Vélu commence par rafraîchir nos connaissances sur la théorie des ensembles. Elles en avaient bien besoin : comment ces choses, qui paraissent si claires, si limpides, si immédiatement compréhensibles lorsque l'on a seize ans et que l'on se les approprie pour la première fois, peuvent-elles devenir si difficultueuses, si évanescentes le demi-siècle passé ! L'ouvrage est pourtant parsemé d'encadrés présentant de manière vivante et prosaïque les concepts évoqués dans le corps du texte. C'est ainsi que pour le paradoxe de Russell sur l'ensemble des ensembles qui se contiennent eux-mêmes, nous lisons une description du métier de chercheur en 2043 : à cette époque, « pour avoir les moyens de faire de la recherche, il faut d'énormes crédits, pour avoir des crédits il faut les mériter, et le mérite d'un chercheur se mesure au nombre de fois où ses publications sont citées. Du coup, les notes de bas de page s'allongent démesurément — on cite beaucoup ses amis, rarement ses ennemis, et il arrive parfois qu'abandonnant toute pudeur une publication aille jusqu'à se citer elle-même. »
. La fable, qui nous fait bien sûr penser au pagerank de Google, continue en nous apprenant que le Grand Scribe Qelbelk VIII, lassé par tant de turpitude, va réagir en publiant un pamphlet intitulé Inventaire moderne des œuvres modestes — encore un bibliographe ! —, mais que le berger Anapale de Sardaigne prétend qu'il ne mènera jamais son projet à bout puisqu'il devra décider s'il se cite lui-même ou non…
En SF, la méthode de lecture bibliographique est bien connue : face à un texte paru hors genre et hors collection, mais qui pourrait quand même, on le sent, et dont il faut décider avec culture s'il est digne de rejoindre la base de données, il s'agit de lire jusqu'à ce que l'on rencontre une phrase qui lève le doute. Par exemple, p. 42, le soleil rentre effectivement par la fenêtre, ou se lève lentement à l'ouest. Alors, nul n'est besoin de poursuivre plus loin puisque maintenant l'on sait, et que l'on peut donc procéder au catalogage avant de passer à l'ouvrage douteux suivant. Une grande question se pose donc ici : faut-il renoncer à avancer plus fort dans la Puce à l'oreille ou Méthodes mathématiques pour l'informatique puisque l'événement science-fictif a été atteint ? Il semble bien que oui, ce qui nous amène logiquement et irrémédiablement à une nouvelle définition du genre : tout livre dont la lecture s'achève ne ressortit pas à la Science-Fiction ; tout livre dûment interrompu en relève impérativement.
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