Carnet d'Ellen Herzfeld, catégorie Lectures

Neal Stephenson : Anathem

roman de Science-Fiction, 2008

traduction française en 2018 : Anatèm

Ellen Herzfeld, billet du 1er août 2009

par ailleurs :

Monument, au propre et au figuré. La version originale que j'ai lue fait 890 pages plus un glossaire et des appendices qui portent le tout à 935 pages. Je dois dire que je l'ai trouvé un peu trop… court. Oui, il aurait fait deux ou trois cents pages de plus à développer des aspects titillants à peine effleurés, cela m'aurait plutôt convenu. Et c'est du début jusqu'à la fin un tour de force d'inventivité, mêlant personnages intéressants, action et aventures palpitantes, spéculations science-fictives dernier cri, et réflexion philosophiques de haute volée et même un peu de théologie.

Mais on est prévenu dès le début, dans une note au lecteur, qu'il va falloir faire un effort car l'histoire se passe sur Arbre et non sur Terre. On va donc trouver un mélange de similitudes, de transcriptions à l'identique par commodité et de franches différences. On a droit à une chronologie de l'histoire d'Arbre qui s'étend sur plus de 7000 ans, et un glossaire de vingt pages à la fin, pas du tout inutile. Car Stephenson a inventé tout un vocabulaire pour décrire les éléments importants de cette société et les personnages marquants de son histoire, et il faut quelques centaines de pages pour s'y sentir à l'aise et les intégrer. Pour ce que j'en vois sur l'internet, certains de ces mots risquent fort de s'insinuer dans le langage courant, du moins dans celui d'un petit microcosme, croisement de lecteur de SF et de geek.

Le narrateur est Fraa Erasmas, un jeune “avout” (sorte de moine) qui vit dans un “concent”, terme qui, en anglais, est un mélange de “couvent” et de “camp de concentration”. Pourtant le lieu n'a aucun caractère ni religieux ni carcéral. Les habitants peuvent partir s'ils le veulent mais seulement lors des ouvertures, “aperts” de dix jours qui se produisent selon le “math” (ordre) auquel ils appartiennent, une fois par an, ou une fois tous les dix ans, cent ou mille ans. Les fraas (frères) et les suurs (sœurs), recrutés le plus souvent dans l'enfance parmi les éléments les plus brillants (et souvent un peu décalés), sont tous philosophes, scientifiques, mathématiciens. Ils vivent et s'habillent comme des moines dans un monastère, n'ont pratiquement aucune possession personnelle, participent tous aux tâches quotidiennes rythmées par des réunions rituelles (avec chant) et ont comme activité principale d'étudier et de réfléchir, essentiellement de manière théorique, avec aucun ou très peu d'appareillages. Car les objets technologiques proprement dits sont, pour la plupart, interdits dans les concents, pour de bonnes raisons historiques liées à des d'événements “terribles” survenus il y a des milliers d'années, dont on ne garde que très peu de traces mais dont l'impact se fait encore sentir dans toute une série de tabous.

À l'extérieur, il y a le monde “séculier”, où la vie se poursuit sur un autre rythme avec d'autres objectifs. Elle est faite de luttes pour le pouvoir, d'empires qui se bâtissent et qui tombent, de guerres et de catastrophes diverses, avec toute la diversité d'une société complexe et diverse. On y trouve des tas d'objets dont ne disposent pas les avouts : la télé, le cinéma, les téléphones mobiles, etc., tous portant un autre nom dans la langue de cette planète. Mais là aussi, certaines technologies sont interdites, toujours pour les mêmes raisons historiques. Les deux mondes, mathique et séculier, sont totalement indépendants et isolés, sauf pendant les dix jours d'apert. Mais, si nécessaire, le pouvoir séculier peut demander la sortie à n'importe quel moment d'un avout particulier, dont les connaissances s'avèrent indispensables pour une raison importante. C'est une décision grave et rare car l'avout concerné ne pourra jamais retourner chez lui, ayant été irrémédiablement pollué par le monde extérieur.

Entre les deux, il y a les “Ita”, appartenant à une sorte de caste qui vit à l'intérieur des concents, mais qui peuvent entrer et sortir comme ils veulent et qui sont en quelque sorte les gardiens des quelques machines — dont l'omniprésente horloge — nécessaires au bon fonctionnement du système. Ce sont donc les informaticiens, seules personnes qui maîtrisent les “syndevs” (synthetic device = ordinateurs). Ils sont cependant exclus de la vie des deux mondes, au point que les avouts ne leur adressent jamais la parole et font même semblant de ne pas les voir quand ils se trouvent contraints de croiser leur chemin. L'un d'entre eux sera cependant un personnage important de l'histoire et on verra naître une amitié qui en d'autres temps aurait été tout à fait impensable.

Cette séparation bien nette semble convenir aux deux côtés, et aboutit à ce que le temps semble s'écouler de façon différente chez les uns et chez les autres. Alors que les avouts ont pu constater lors des aperts successifs, voire même en regardant par leurs fenêtres, tantôt l'existence d'une ville florissante, tantôt un champ de ruines, à l'intérieur, les générations se succèdent sans grande modification dans la manière de vivre, même si les connaissances se développent.

Les religions existent, tant dans les maths que dans le monde séculier, mais leurs adeptes ne sont pas très nombreux ni très bien considérés, et sont souvent des personnes avec des problèmes psychologiques qui se sentent mieux avec leurs croyances. J'ai beaucoup aimé leur nom : les “déolâtres”. L'attitude des avouts vis-à-vis de la religion est décrite ainsi : si quelqu'un arrivait à véritablement prouver l'existence de Dieu, on lui répondrait « Jolie démonstration, Fraa. » et tout le monde se mettrait immédiatement à croire en Dieu. Mais cela paraît peu probable et n'agite personne.

La construction de ce monde est un canevas pour revisiter toute l'histoire de la culture et de la pensée occidentale depuis la Grèce antique jusqu'à nos jours et au-delà. Et pour y repenser toutes les “grandes” questions que l'humanité se pose depuis tout ce temps. À un moment, Orolo, le tuteur d'Erasmas, lui demande comment il ferait pour le décrire à un être d'un autre monde. Et en quelques pages, on passe en revue, en toute simplicité, la question de la perception du monde à travers les limites des sens, de la conscience, de la communication entre êtres n'ayant aucun point de référence commune. C'est didactique, certes, mais c'est bien fait et même souvent drôle. C'est aussi l'occasion de jeter un regard candide sur les habitudes ordinaires de notre monde. À un moment, quelqu'un doit expliquer au narrateur que, là-haut, les gens payent pour descendre en glissant sur de la neige tassée… Sans parler des jeejah, souvent très utiles pourtant, mais aussi très agaçants, qui sonnent à tout bout de champ en dérangeant tout le monde et dans lesquels certains malotrus parlent, au milieu d'un repas, sans hésiter à interrompre de manière fort impolie la conversation en cours. À se demander quelle relation Stephenson entretient avec son iPhone (s'il en a un…) tant il vante les mérites de l'objet tout en le caricaturant en permanence.

Entre les discours philosophiques, mathématiques et scientifiques entre moines, il se passe quand même beaucoup de choses, parfois suffisamment graves pour que le monde séculier fasse appel aux reclus d'une façon tout à fait exceptionnelle. On va donc suivre Erasmas dans une longue pérégrination qui lui fera faire le tour de la moitié de la planète, avant de se retrouver dans l'espace à faire face à des visiteurs énigmatiques venus d'ailleurs et plutôt hostiles, pour basculer dans un univers quasi Eganien. Les dernières deux cents pages accélèrent sérieusement le rythme, avec un épisode grandiose de balade dans le vide qui serait du plus bel effet au cinéma. Je m'étais pourtant bien installée dans les lenteurs et les digressions dont Stephenson est coutumier et qui me conviennent tout à fait.

 

Je me demande bien comment le traducteur(1) va gérer un aspect tout particulier du livre. Les néologismes sont pour beaucoup basés sur la langue française, avec même parfois un personnage qui glisse carrément des mots français, écrits phonétiquement, dans sa conversation. J'ai trouvé ça très drôle (un anglophone totalement ignorant du français pourrait même passer à côté) mais pour les traduire, il va falloir faire des choix. Je suis bien curieuse de voir ça.

Au total un pot-pourri de sujets, du prosaïque au sublime, une histoire linéaire mais pleine de digressions, une aventure cosmique avec des personnages bien vivants. C'est tout l'art de l'auteur que de parcourir avec brio la corde raide entre le risque d'être lourd et celui d'être trivial. Il arrive à trouver le ton juste pour créer un monde fascinant, prenant, drôle et attachant. Si le Cryptonomicon était déjà un livre étonnant, celui-ci le dépasse, à mon avis, par son ambition sur de nombreux plans. Une belle réussite. Une lecture jubilatoire. Qui mérite largement le Hugo qu'il ne peut que gagner (après avoir emporté haut la main le prix Locus).


  1. Jacques Collin — Note de Quarante-Deux, qui passait par là en 2018.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.