Stephen Baxter : Evolution
roman de Science-Fiction, 2002
traduction française sous le même titre en 2005
- par ailleurs :
J'ai mis des années à me décider à lire Evolution car je craignais de n'y trouver qu'une simple saga préhistorique, ce qui ne me tentait guère. C'est en discutant avec plusieurs fans de Baxter, chez Scylla je pense, que je me suis laissé convaincre. Et je n'ai pas été déçue. Sur la forme, c'est plus une suite de nouvelles, voire de vignettes, qu'un véritable roman. C'est l'histoire de l'Humanité racontée par épisodes, en commençant il y a 65 millions d'années, lors de la disparition des dinosaures, pour se terminer plus de 500 millions d'années dans le futur, avec un épilogue situé vers 2050. Bien qu'il n'y ait, bien évidemment, aucun personnage qui traverse les époques, on retrouve Joan Useb, paléontologue de notre siècle, dans le prologue, dans quelques chapitres ou interludes au milieu et dans l'épilogue, de sorte que j'ai quand même ressenti une sorte de continuité romanesque.
À chaque étape de ce grand voyage à travers le temps, on s'arrête un peu et on suit un personnage, nommé pour l'occasion — même si pour lui la notion n'existe pas encore —, dans sa vie de tous les jours, en commençant par un ancêtre lointain d'homo sapiens, Purga (de purgatorius, un mammifère primitif supposé ancêtre des primates, et donc des Hommes) qui assiste — et nous avec elle — à la chute de la comète qui a créé le cratère Chicxulub, événement qui déclenche un bouleversement planétaire et la disparition d'innombrables espèces, dont celle des dinosaures. Puis, petit à petit, on rencontre des êtres de plus en plus proches de nous, pour ensuite repartir vers nos lointains descendants, aussi différents de nous que ceux du début. Les histoires ne sont le plus souvent pas gaies du tout, et pour cause, car la vie sur Terre n'aura été, à aucun moment, une sinécure pour les êtres vivants. La continuité génétique est en fait la seule véritable force motrice de l'évolution et la justification de tout le reste — notion qui est répétée de diverses façons à travers tout le roman.
La voix de l'auteur est bien présente, avec des digressions fréquentes, souvent pour remplir les périodes sautées entre deux chapitres très éloignés dans le temps, parfois pour détailler un peu les fondements scientifiques de ses spéculations, parfois pour nous entretenir de sa vision du monde, dont j'ai déjà largement pris connaissance par la lecture de bon nombre de ses autres livres — et à laquelle j'adhère en grande partie, il faut le dire. Ici, il montre que l'évolution n'est pas la conséquence d'un quelconque dessein, qu'il n'y a nulle part de “volonté” d'optimisation des espèces. Il n'y a que le désir inné des êtres de survivre et de protéger leur progéniture et leur famille, c'est-à-dire, au final, de préserver leurs gènes. Les changements répétés de l'environnement entraînent une adaptation continue des espèces par une sélection sans répit ; c'est, du point de vue de l'individu, une œuvre plus de mort que de vie, imposant sans relâche la disparition des spécimens les moins bien adaptés. Que ce système quasi mécanique puisse aboutir — peut-être — à une amélioration de la situation globale dans un avenir hypothétique n'apporte aucune consolation à ceux qui doivent le subir.
Dans un chapitre qui se situe cinq millions d'années dans le passé, il raconte avec force détails, parfois croustillants, que la lente accession à la “conscience” commence par la faculté de percevoir les intentions des autres, de comprendre que ces autres peuvent avoir des pensées et des croyances différentes des siennes, et que ce qu'on fait peut influencer ces croyances. Il y a là, dans cette nouvelle capacité “à lire dans la tête des autres”, certes les prémisses de l'empathie, mais aussi celles de la traîtrise et du mensonge. J'ai été impressionnée par la capacité de Baxter à se mettre dans la tête de ces êtres primitifs, de nous faire partager leur vie intérieure, sans jamais sombrer dans une anthropomorphisation déplacée.
Baxter garde, dans cette immense saga terrestre, son don pour la description, que, même dans ce contexte, je qualifierai de “cosmique”, comme ce paragraphe d'un épisode qui se passe dans le Sahara, il y a 60 000 ans. Il décrit ici le cerveau des hominidés qui a déjà atteint une complexité extraordinaire :
« Le cerveau hominidé, dopé par un plus grand besoin d'intelligence et par un nouveau régime riche en graisses, s'était rapidement développé. Il était plus complexe que tous les ordinateurs que l'Homme construirait jamais. La tête de Mère contenait cent milliards de neurones — ces interrupteurs biochimiques interactifs —, soit autant que d'étoiles dans la galaxie. Mais chacun de ces interrupteurs pouvait de positionner de cent mille façons différentes, et cet échafaudage complexe baignait dans un fluide composé de plus d'un millier de substances chimiques, qui variaient en fonction du temps, des saisons, de l'humeur, du régime alimentaire, de l'âge et de cent autres facteurs — et qui affectaient toutes le fonctionnement des interrupteurs. »
C'est l'époque du début du langage, et en même temps de la manipulation du plus grand nombre par quelques-uns qui ont compris comment faire. Ici, c'est une femme, une sorte de génie préhistorique, dont les capacités mentales sont hors du commun pour l'époque, et qui fonde une proto-religion, sans savoir trop ce qu'elle fait, mais en ayant bien compris où était son intérêt. Elle sera aussi la première à se donner un nom, Mère, et à nommer un autre.
Plus on s'approche de notre temps, plus les proto-humains, puis les humains deviennent capables et intelligents, mais leurs défauts se développent dans les mêmes proportions.
Un autre moment crucial est situé il y a 9600 ans, quand une partie de la population humaine est passée du stade de la chasse et de la cueillette, avec une vie simple, par petits groupes disséminés dans de grands espaces, à l'agriculture, avec son corollaire, la création de cités où les humains peuvent se reproduire sans être limités par un problème de subsistance. Mais ces nouveaux modes de vie imposent des sacrifices considérables. Les Hommes — ou du moins certains d'entre eux — doivent consacrer toute leur vie à gratter le sol, renonçant à la liberté, à la santé et au bonheur. Le résultat est que les humains « cessent de se reproduire comme des primates et se mettent à le faire comme des bactéries »
. Vision très Baxtérienne de la chose. D'autant que, malgré l'abondance relative de nourriture, celle-ci s'avère bien moins variée et de moins bonne qualité que celle d'avant. D'où le cortège de conséquences, dont les anémies, les mauvaises dents, les corps abîmés par le travail de force répétitif. L'entassement des populations dans les cités crasseuses aboutit à la prolifération de maladies. Ainsi, en dépit d'une plus grande disponibilité de nourriture et de l'accroissement du nombre des naissances, la mortalité augmente tout autant, et touche les très jeunes, les vieux et les faibles. Tout ceci crée un stress social propice à l'agressivité, aux crimes, et j'en passe.
Un épisode situé en l'an 482 de notre ère porte pour titre "Lumière sur le déclin". On comprend que la période gréco-romaine représente l'apogée de l'espèce humaine, le moment où la raison atteint son sommet et où le côté obscur de cette force n'a pas encore tout à fait produit les résultats qu'on connaît.
« Athalaric comprenait ; c'était un sujet qu'Honorius avait ressassé mille fois. Au cours des derniers siècles de l'Empire, les critères de l'éducation et de l'érudition avaient chuté. Dans les têtes embrumées des masses abêties par une médiocre alimentation et les spectacles barbares des cirques, l'antique rationalisme des Grecs et les valeurs sur lesquelles Rome avait été fondée avaient cédé la place au mysticisme et à la superstition. Honorius avait expliqué à son élève que c'était comme si toute une civilisation avait perdu la tête. Les gens ne savaient plus réfléchir, et bientôt ils oublieraient même qu'ils avaient oublié. Pour Honorius, le christianisme ne faisait qu'exacerber le problème. »
La chute de l'Empire romain marque ainsi le début de la fin.
Baxter n'accorde pas un mot à la renaissance, et arrive ensuite directement à notre époque, ou plutôt à une vingtaine d'années dans l'avenir, où tout bascule par la conjonction du délabrement écologique, économique et politique avec une éruption volcanique majeure.
En même temps que le volcan Rabaul explose, on apprend qu'un robot envoyé sur Mars a réussi à se répliquer avec les matériaux trouvés sur place. Et ils continuent leur mission : créer d'autres robots puis des usines pour fabriquer encore plus de robots. Ils avaient été programmés pour préparer la planète à l'arrivée des colons humains. Mais personne n'est venu et ils ont cessé de recevoir les instructions en provenance de leurs créateurs. Ils avaient été conçus pour se répliquer et donc, en l'absence de toute autre directive, c'est ce qu'ils font. Bien sûr, les nouvelles productions comportent des imperfections et des variations, mais ils ont été programmés pour apprendre, pour conserver ce qui marche bien et éliminer le reste. Les robots les plus faibles disparaissent et les plus solides perdurent et appliquent les modifications favorables à la génération suivante. Bref, les robots évoluent… jusqu'à recouvrir complètement la planète rouge, puis la consommer entièrement. C'est osé, ça ! Les robots ont alors atteint un niveau de sophistication qui leur permet de quitter l'orbite de Mars et de partir à la recherche de ressources ailleurs.
Le premier chapitre post-cataclysmique raconte l'histoire d'un petit groupe de soldats de la marine britannique de notre époque, mis en hibernation pour des raisons militaires, en principe pour quelques années tout au plus. Ils se réveillent on ne sait — pas plus qu'eux — précisément ni où ni quand, mais manifestement dans un avenir assez lointain, au bas mot mille ans selon leurs estimations, mais sans doute bien plus. Ils se rendent petit à petit compte qu'ils sont peut-être les derniers de leur espèce (et que Mars a disparu…), ce qui ne suffit pas à les unir pour faire face à l'adversité ensemble. Ils finissent donc par se retrouver seuls, chacun pour soi, dans un monde définitivement sur la pente descendante.
On est ensuite le témoin de la régression progressive de ce qui, brièvement, a été l'Humanité que nous connaissons, par étapes d'une étendue impressionnante : 30 millions d'années, 500 millions d'années dans l'avenir… Rien de tout ce qui a précédé n'aura eu d'importance devant la destruction inéluctable de toute vie sur la Terre, en attentant celle de la planète elle-même. Au cas où vous auriez encore besoin d'être convaincu de la vanité de toute chose, cette partie du livre vous ouvrira peut-être les yeux. Néanmoins, à la fin des fins, il ne reste pas rien du tout. Les descendants des robots — qui sont finalement les seuls héritiers de l'Humanité — sont toujours là quelque part, et on en voit une manifestation passagère — et consciente — sur la Terre mourante. Et, pendant les derniers soubresauts géologiques du système alors que le Soleil, dans son expansion, consume la Terre, il y a la dissémination des spores de bactéries terrestres, contenant de l'ADN bien de chez nous, à travers les espaces intersidéraux, et plus particulièrement dans une zone où de nouveaux soleils sont en train de naître. Le cycle est fermé.
Jack Cohen, biologiste et fan bien connu du milieu SF anglo-saxon, dit, sur la quatrième de couverture, que Baxter l'a convaincu que les choses auraient pu se passer comme il le raconte. Effectivement, tout est tellement vraisemblable que j'ai eu parfois l'impression de lire un documentaire et non une fiction. Baxter a dû prévoir ce “risque” car il a trouvé nécessaire, dans une courte postface, de dire qu'il s'agit d'un roman et non un cours sur l'évolution. Il est certain qu'il est solidement documenté, mais j'ai lu ici ou là des critiques qui lui reprochaient des “erreurs” ou des invraisemblances trop importantes. Bof, peu importe. Ce qui compte, quand on lit, et sait lire de la SF, c'est le plaisir de se laisser émerveiller grâce à l'imagination fertile des auteurs.
Personnellement, je considère qu'un livre est une véritable réussite lorsque je continue à y penser après avoir tourné la dernière page et quand mon regard sur le monde est ensuite un peu coloré par cette lecture. Evolution entre sans problème dans cette catégorie. Bien que j'aie un peu peiné au milieu, pendant quelques chapitres situés au moment où les hominidés deviennent de plus en plus humains — donc de moins en moins sympathiques —, le tout est finalement bien plus que la simple somme des parties. Il atteint, pour moi, au véritable tour de force tant par l'ampleur de son sujet que par la vision de l'auteur, constamment présente, qui allie le soin du détail à un regard pénétrant toujours tourné vers des horizons lointains. Baxter est indiscutablement un “grand” auteur.
Commentaires
J'ai été frappé dans ce roman par la référence à H.G. Wells. La fin me fait rudement penser aux images finales de la machine à voyager dans le temps…
Un roman remarquable, quoi qu'il en soit.
Spin…
Baxter en généalogiste surdoué, nous raconte notre histoire notamment celle de nos lointains ancêtres si fragiles quoique parfaitement adaptables à un monde qu'ils inaugurent. Cette histoire est une transcription, ne varietur, de la théorie de l'évolution élaborée par C. Darwin, mais comme ce dernier n'aurait jamais osé l'imaginer. C'est l'intérêt de ce type d'ouvrage précisément non scientifique et partant qui ose toutes les conjectures possibles tout en nous rendant plus intelligents qu'on l'est : l'évolution se résume donc à la descendance avec modification et celle-ci peut être plus ou moins avantageuse en fonction du contexte, du climat, etc.
Juste une petite critique que je ferais, c'est la place faite à la conscience réfléchie sans laquelle précisément S. Baxter n'aurait pu reconstituer la fabuleuse histoire du vivant. Le passage de l'instinct, infaillible mais très limité, à la conscience réfléchie, limitée mais extrêmement adaptable, méritait une longue et belle méditation au sein de ce bel ouvrage.
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