Carnet d'Ellen Herzfeld, catégorie Lectures

Charles Stross : Saturn's children

roman de Science-Fiction inédit en français, 2008

Ellen Herzfeld, billet du 5 juin 2009

par ailleurs :

Saturn's children de Charles Stross fait partie des présélectionnés pour le prix Hugo et comme je vais voter, il semblait logique de lire les livres auparavant. Après lecture, je me pose une question : est-ce vraiment un des meilleurs livres de l'année, ou bien ceux qui ont participé au premier tour représentent-ils un groupe de lecteurs dont les critères diffèrent sensiblement des miens.

Contrairement à un précédent livre de Stross (Iron sunrise), où je n'avais pas accroché avant d'avoir lu une bonne centaine de pages, ici le début était plutôt prometteur. Nous sommes dans une société post-humaine, dans le sens où il n'y a plus, dans tout le Système solaire, aucun humain ni d'ailleurs aucune vie biologique, animale ou végétale. Stross n'insiste pas trop sur comment une telle chose plutôt invraisemblable a pu se produire, mais suspendons notre incrédulité un moment. Il se trouve qu'avant de disparaître, les hommes avaient trouvé le moyen de se fabriquer une population d'esclaves, des machines conscientes parfaitement dociles, plus ou moins intelligentes et plus ou moins humanoïdes, selon la fonction à laquelle elles étaient destinées. Après la disparition mystérieuse des créateurs, les robots laissés à l'abandon ont reproduit une société très similaire à l'ancienne mais en amplifiant ses caractéristiques les plus fâcheuses : le pouvoir est détenu par une classe d'aristos impitoyables qui gardent une bonne partie de la population de leurs semblables en esclavage en leur mettant une puce spéciale qui leur enlève tout libre arbitre. La classe intermédiaire jouit d'une certaine liberté mais doit lutter sans cesse pour garder la tête hors de l'eau. La moindre défaillance est fatale. Parmi les modèles à forme humaine il y a, on s'en doute, des robots à vocation sexuelle, réplique d'une femme ou d'un homme objet, conçu(e) pour servir de compagne ou de compagnon, avec le physique qui convient — et qui leur permet d'apprécier les obligations de leur profession — mais aussi le mental, la propension à tomber amoureux de tout ce qui ressemble à un des “créateurs” adorés mais hélas disparus. Ce qui est l'occasion de scènes érotiques assez explicites, entre robots de conformation humaine ou pas. Freya 47, notre héroïne, est une concubine parfaite, membre d'une lignée créée à partir d'un premier modèle, Rhea, soigneusement préparé à l'époque. Elle se sent sexuellement excitée et totalement soumise rien qu'à la vue d'un mâle humain (ou apparemment tel) mais, comme elle fait partie des derniers lots, elle n'en a en fait jamais vu un vrai. Ce qui la laisse dans un état psychologique particulier avec de nettes tendances dépressives. En effet, la disparition des humains a mis toute la série au chômage technique et les sœurs s'en sortent maintenant tant bien que mal, en faisant des petits boulots. Elles gardent le contact et essayent de s'entraider, en particulier pour éviter que l'une ou l'autre ne se retrouve en esclavage.

Freya, qui se fait, dès le début, une ennemie redoutable, va se retrouver embauchée par une mystérieuse entreprise, JeevesCo (constitué par des Jeeves qui se ressemblent tous plus ou moins, calqués sur le Reginald Jeeves de P.G. Wodehouse, le gentleman's gentleman, c'est-à-dire le valet parfait), pour transporter clandestinement un objet hautement illégal de Mercure à Mars. Car tout ce qui est biologique est banni, sous peine de mort, la crainte étant que le retour des humains aboutisse inéluctablement à la remise en esclavage immédiate de tous les robots, aristos compris, situation qu'il faut éviter à tout prix. La suite se déroule sur le mode James Bond, mélange de thriller d'espionnage et de space opera, où l'action englobe tout le système solaire et s'étend sur des dizaines d'années (relativité oblige). Certes, les robots sont bien plus solides que les humains biologiques et supportent des accélérations qui réduiraient un être de chair en bouillie, mais les voyages interplanétaires restent longs et pénibles. Il y a du suspense à souhait : qui sont ces Jeeves ? Que veulent-ils ? Y a-t-il un traître parmi eux ? Quel est cet objet que Freya doit transporter ? Qui veut enfreindre le tabou sur le biologique, et dans quel but ?

L'affaire se complique du fait que les androïdes-robots peuvent enregistrer leur personnalité et leurs souvenirs sur un support, une puce de la taille d'une pièce de monnaie qui se place dans le crâne dans une ouverture cachée sous les cheveux. Ils peuvent ainsi se passer leur “âme” de l'un à l'autre, et celle ou celui qui reçoit va intégrer progressivement les souvenirs et les aptitudes de l'autre. C'est une procédure systématique parmi les filles de Rhea quand l'une d'entre elle meurt, mais ça peut aussi se faire de leur vivant. D'ailleurs, avec ce système, sait-on vraiment si quelqu'un est mort ou pas ? Le résultat de ces passages de personnalité itératifs est qu'à partir d'un certain moment, je ne savais plus qui était qui. Dans les cinquante dernières pages, c'était la confusion la plus totale entre Freya qui n'étaient plus tout à fait elle-même, ses sœurs qui se multipliaient et les multiples Jeeves et autres agents doubles ou triples qui étaient peut-être ceux qu'on croyait — si on avait réussi à suivre, ce qui n'était pas mon cas — mais plus probablement pas. Il y a certes plein d'action, et Freya est menacée par des méchants de toutes sortes, mais, à partir d'un moment je n'arrivais plus à discerner clairement les motivations des uns et des autres, au point que, finalement, le dénouement m'était égal. On pourrait penser que la question du libre arbitre serait explorée de manière originale car il y avait matière, mais si le sujet est évoqué ici ou là, cela reste superficiel, et n'apporte pas grand-chose, ni au récit en question ni au lecteur.

S'il n'y avait pas eu l'humour de Stross, son écriture enlevée et pleine de clins d'œil tant à l'amateur éclairé de SF qu'au geek informatique ainsi que des scènes souvent amusantes en elles-mêmes, j'aurais eu bien du mal à aller jusqu'au bout. Reste que le monde mis en place, avec cette société de robots, est bien vu et bien décrit. Je pense en particulier à la ville sur rails qui circule en permanence autour de l'équateur de Mercure, réminiscence lointaine de l'Inverted world de Christopher Priest, ou les vaisseaux qui permettent les voyages interplanétaires, avec les cabines première classe (comment sont les deuxièmes‥?) de la taille d'une place dans un caveau de famille, mais où on peut quand même faire l'amour avec le capitaine-vaisseau. Hélas, cela ne suffit pas à en faire un livre qu'on va conseiller sans arrière-pensée, et encore moins un roman qui mérite le Hugo.

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