Lisa Goldstein : Weighing shadows
roman de Science-Fiction et de Fantasy inédit en français, 2015
J'ai un sérieux faible pour les histoires de voyage dans le temps, ce qui m'a poussée à lire le roman de Lisa Goldstein, Weighing shadows.
D'abord, l'histoire. Ann Decker, jeune femme pauvre et sans famille, travaille dans une boutique informatique de seconde zone où elle a la réputation d'être tout particulièrement douée pour les problèmes difficiles. Un jour, elle est suivie par une inconnue qui lui propose de venir travailler pour une société nommée Transformations, Inc. Elle ne demande pas mieux et la voilà partie dans un univers bizarre, plein de mystère, où elle passe des tests, suit des cours et finalement apprend que l'entreprise en question vient du futur, dispose d'une machine à voyager dans le temps et envoie des employés dans le passé pour des missions très précises. On ne lui dit pas grand-chose, juste ce qu'il faut pour faire ce qu'on attend d'elle. Le but de la manœuvre serait de modifier le passé, de façon très discrète mais soigneusement calculée, pour produire des effets positifs sur l'avenir. Car l'avenir d'où viennent les gens de TI n'est apparemment pas rose du tout : changement climatique, pénurie alimentaire, guerres nucléaires, etc. Sa première mission l'amène en Crète ancienne, à l'époque de la civilisation minoenne, plus de mille ans avant notre ère. Ça commence très mal, avec un des membres du groupe qui meurt à l'arrivée, pour des raisons inconnues, ce qui trouble sérieusement Ann. Ensuite, la personne qu'ils sont censés contacter, le roi Minos, s'avère n'avoir en fait aucun pouvoir, car il n'est que le concubin passager de la reine dans cette société matriarcale. Ann rencontre une autre voyageuse temporelle, Meret, également employée par Transformations, mais qui appartient à une cellule secrète qui semble vouloir s'opposer aux projets des gens du futur. Car leurs objectifs réels ne sont pas si clairs que ça. Si ce qu'ils font améliore effectivement la situation en l'an 2300, le résultat est nettement moins favorable pour le présent d'Ann, en 2014. Ce groupement dissident dénommé Core (mot sur lequel l'auteur joue constamment), sorte de secte vouée à la déesse Kore, constitue en fait le centre du roman. Et en filigrane, tout au long, on trouve une vision historique de la prise de pouvoir des hommes sur les femmes. On comprend vite qu'Ann sent que le but des manipulations temporelles, c'est aussi, et peut-être surtout, de renforcer le patriarcat, le pouvoir des hommes, au détriment des femmes qui étaient pourtant bien parties et qui avaient mis en place des sociétés harmonieuses, agréables et sans guerres. Ce contre quoi semble œuvrer Core, mouvement féministe clandestin à travers les âges. Les responsables de Transformations savent que ce groupe existe et cherchent à le débusquer, mais de façon franchement incompétente. Comme d'ailleurs beaucoup de ce que font ces gens de l'avenir. Certes, on comprend vite que non seulement l'environnement s'est dégradé, mais le niveau intellectuel moyen aussi. Les quelques personnes encore intellectuellement réveillées sont précieuses, d'où le recrutement de voyageurs à une époque moins pourrie. La deuxième mission amène Ann et ses collègues à Alexandrie, juste avant la destruction de la bibliothèque. Ann rencontre Hypatia qu'elle admire beaucoup et qu'elle aurait bien voulu sauver de la mort qui, elle le sait, l'attend, bien qu'elle sache qu'une telle action est interdite par le règlement de son employeur et que c'est, de plus, sans doute impossible, certains faits historiques étant immuables. Le troisième voyage l'amène en Occitanie au temps des Cathares, et juste à l'époque où ils vont se faire exterminer.
Pour les amateurs du genre, il y avait là tous les ingrédients pour un excellent livre. Pourtant, j'ai eu du mal à rentrer dans l'histoire pendant plus de la première moitié, puis, heureusement, ça s'est quand même amélioré. Où était alors le problème ? D'abord, si l'auteur semble avoir bien étudié les périodes visitées (et il faut dire que sur ce point je suis mauvais juge, mes connaissances en histoire étant très faibles), les gens parlent et se comportent quasiment comme maintenant. Certes, il y a quelques mots spécifiques inventés pour la cause, comme tace pour “time and place”, thern pour “there and then”, mais l'utilisation répétée de ces termes m'a en fait plutôt agacée. Pour les choses importantes, je n'ai que rarement ressenti un vrai dépaysement, ce qui, il faut le dire, enlève de l'intérêt à tout voyage, qu'il soit dans le temps ou dans l'espace. Ni les gens du futur ni ceux du passé ne m'ont paru crédibles, pas plus que les aventures d'Ann. Elle circule, suit les directives malgré ses doutes grandissants, fait parfois des choses pas très logiques et se retrouve régulièrement dans des situations dramatiques, mais tout s'arrange pour elle, de façons certes commodes pour l'histoire, mais qui m'ont paru le plus souvent totalement artificielles. Et si le voyage dans le temps est présenté comme “scientifique”, c'est vraiment pour la forme. D'ailleurs, Ann fait quelques excursions, volontairement ou non, à diverses époques par des moyens si peu en cohérence avec le reste, et si peu expliqués que j'ai conclu qu'on était en fait en pleine scientaisie, à forte tendance fantaisie. Elle aurait pu sortir sa baguette magique que ça n'aurait pas été très différent. Ce qui ne devrait pas me surprendre de la part de cet auteur qui n'est pas une habituée de la SF pure et dure. Soyons claire, je ne tiens pas du tout à ce que l'auteur tente d'expliquer scientifiquement comment fonctionne la machine à voyager dans le temps (ce que certains ont pourtant fait, il faut le dire) mais j'aime bien que l'illusion soit un peu solide et ne verse pas dans le n'importe quoi selon les besoins ponctuels de l'intrigue. Par contre, si elle a voulu montrer les gens de l'avenir comme complètement nunuches, c'est réussi.
En ce qui concerne l'intrigue, justement, pas de doute, il y en a une et elle aurait pu être excellente. Mais la situation du monde dans l'avenir, et comment et pourquoi il en est arrivé là, les buts véritables de Transformations, Inc., la création de Core et sa survie à travers les siècles, ne sont guère développés. Ce qui semble avoir intéressé l'auteur, ce sont les états d'âme d'Ann, ses sentiments, ses angoisses, ses motivations. Pas de problème, c'est important, même très important pour tout roman, mais si c'est indiscutablement nécessaire, ce n'est pas du tout suffisant pour un bon texte de SF.
Un autre point qui n'a cessé de me titiller, c'est l'ombre quasi constante de la série the Company de Kage Baker. Il y a tellement de choses similaires voire identiques, par exemple le terme pour désigner certaines personnes, les “Facilitators”, et le fait que les gens font souvent référence à l'entreprise qui les emploie, en l'appelant “the Company”. C'est vrai que d'autres auteurs ont exploré certains des thèmes qu'on retrouve chez Baker et Goldstein, mais franchement, c'était, pour moi, parfois trop proche pour ne pas sauter sans arrêt à mes yeux et interférer avec la lecture, surtout au début. Pourtant, l'auteur ne parle quasiment jamais de Baker dans ses interviews, et même si les critiques et commentaires sur ce roman font souvent allusion au fait que les thèmes se rapprochent, sans plus, ça n'a apparemment dérangé personne. Puis, il y a la fin, plutôt décevante, surtout par le fait que c'est moins une “fin” qu'un simple arrêt de l'histoire. En plein milieu de quelque chose qui pourrait devenir intéressant. Et quand Jo Walton a demandé à Lisa Goldstein s'il y avait une suite, elle a paru tomber des nues. Faut pas pousser quand même. Le pire, c'est que si elle écrit effectivement la suite qui s'impose, je la lirai…
Commentaires
Compte rendu tout à fait intéressant. Me donne envie de relire du Lisa Goldstein, ce que je n'ai plus fait depuis une vingtaine d'années, par surplus d'autres auteurs, par négligence. Elle avait commencé avec un livre qui avait beaucoup attiré l'attention, the Red magician (1982), qui mêlait Fantasy et Shoah. J'avais bien aimé the Dream years (1985 ; là encore un voyage dans le temps plutôt fantastique, entre Mai 68 et l'époque des Surréalistes), mais il est vrai que Goldstein, qui aime les lieux exotiques, peut avoir du mal à les représenter dans toute leur étrangeté. Étrangeté qui est pourtant un thème qui la fascine, voir sa nouvelle "Tourists" et le roman qu'elle en a tiré. Je crois me souvenir qu'une interview d'elle est parue dans les Univers des années 1980, qui revient sur ces thèmes mais, bien sûr, j'ai la flemme de vérifier.
Effectivement, on trouve un entretien dans Univers 1987, mené par… Pascal J. Thomas.
Je viens de lire Weighing shadows. Je ne connais pas assez Kage Baker pour juger des ressemblances, et je suis d'accord avec le jugement sur la nunucherie des gens du futur, et le côté peu crédible des gens du passé (l'un d'entre eux utilise le verbe to date pour parler d'une relation amoureuse, ce qui m'a semblé furieusement contemporain). En fait, j'ai eu l'impression d'un roman pour ados, destiné à faire une sorte de propagande féministe, pas désagréable dans cette optique, après tout, exposer les jeunes à une version simplifiée d'un argument… Le fait qu'Ann Decker soit une enfant adoptée renforce le côté “conte” de la chose. Une chronique sera sans doute incluse dans le prochain KWS.
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