Steven Brust ; Skyler White : the Incrementalists
roman de Fantasy inédit en français, 2013
- par ailleurs :
Précisons, dès le départ, que ce roman, the Incrementalists, n'est pas de la “Science”-Fiction, mais plutôt de la “fiction spéculative”. Certains diront que c'est tout simplement de la Fantasy, plus spécifiquement de la Fantasy “urbaine”.
Mais peu importe. Ce qui m'a poussée à le lire, c'est qu'il s'agit d'une histoire de société secrète et d'immortels (en quelque sorte). Comme dans les excellents romans de Kage Baker, dans sa série the Company, qui restent très hauts dans la liste de mes livres préférés. J'ai donc manifestement un préjugé très favorable pour ce thème, et ce n'est pas le qualificatif de Fantasy qui va me refroidir.
Les Incrémentalistes ne sont pas nombreux, peut-être deux cents personnes à travers le monde. Ils existent depuis l'aube de l'humanité, soit environ quarante mille ans. En fait, ce sont leurs souvenirs et leurs personnalités qui perdurent, alors que leurs corps ne vivent pas plus longtemps que ceux des humains “normaux”. Lors de la mort de l'un d'entre eux, son “stub” (que je traduirais par “souche”) et injecté dans le corps d'un nouveau “second” recruté à cet effet. Il s'agit d'un volontariat ; le recruteur fournit toutes les informations nécessaires à la personne choisie et lui donne le temps de réflexion qu'elle veut avant de procéder au transfert de la souche. En principe, les souvenirs des deux personnes vont fusionner progressivement, ce qui fait que le second disposera rapidement de toutes les connaissances utiles pour devenir un véritable Incrémentaliste. Quant aux personnalités, c'est selon. Apparemment, le plus souvent, celle du primaire prend le dessus, ce qui équivaut en quelque sorte à la “mort” du second qui est ainsi dépossédé de son corps. Dans ce cas de figure, le nom du primaire est maintenu. Mais il arrive que le primaire soit affaibli pour diverses raisons, ou bien que la nouvelle recrue soit particulièrement forte et, alors, c'est l'inverse, la personnalité du second prend le dessus et il devient, à part entière et avec son nom, le nouvel Incrémentaliste, avec les souvenirs de tous ceux qui l'ont précédé.
Tous ces gens partagent un lieu virtuel collectif, appelé Jardin, une création commune de leurs esprits, où chacun dispose d'une zone personnelle et privée mais où les autres peuvent entrer aussi, sur invitation ou par intrusion. Chacun y place les souvenirs de ses actions, sous forme de graines, et c'est aussi là que se trouvent les "souches" qui survivent à la mort du corps du moment.
Manifestement, pendant leur longue histoire, tout n'a pas été rose mais, maintenant, leur objectif, auquel tous souscrivent, est d'améliorer la situation des “normaux”, en agissant par petites touches, rien de spectaculaire, juste un petit coup de pouce dans le bon sens par-ci par-là. Ceci est possible du fait d'une capacité particulière dont ils disposent : ils peuvent manipuler l'inconscient des gens qu'ils approchent, grâce à des “commutateurs”, odeurs, sons, mots, gestes qui ont un pouvoir spécifique et personnel sur la personne en question. Ils appellent ça “se mêler” de quelqu'un, dans le sens d'exercer une influence sur elle afin de modifier son comportement sans qu'elle ne s'en rende aucunement compte. Ainsi, ils peuvent subtilement altérer le cours des choses, sans que personne n'en sache rien. En fait, ils passent le plus clair de leur temps à discuter entre eux, à peser le pour et le contre d'une action, ou de l'absence d'action. D'intervention effective dans le monde des normaux, on n'en voit que très peu. On apprend quand même qu'ils ont été à l'origine d'un certain nombre de choses au cours de l'histoire humaine, avec, d'ailleurs, quelques ratés.
Le roman raconte les conséquences de la mort de Céleste, par suicide, apparemment, phénomène rare chez ces gens et plutôt inattendu de sa part, et du recrutement de Renée (Ren) par Phil pour lui servir de second. Le récit alterne constamment entre le point de vue de Phil et celui de Ren — avec indication explicite du passage de l'un à l'autre, ce qui facilite bien la lecture. Phil, joueur de poker professionnel, est l'un des plus anciens Incrémentalistes, et il était amoureux de Céleste, qu'il avait d'ailleurs recrutée quelques siècles auparavant. Mais la transition ne va pas se faire si facilement, car Céleste avait des projets personnels, pas très en accord avec la politique commune. Et Ren a une personnalité forte, qui ne se laisse pas faire comme ça.
J'ai trouvé ce roman très “bavard” : beaucoup de dialogues, peu d'action. Il y a aussi, et heureusement, pas mal d'introspection de la part de Phil et de Ren, mais les autres personnages sont un peu fades. Quelques scènes m'ont paru peu compréhensibles, un peu trop dans le rêve, ou le “courant de conscience”, mais c'est sans doute voulu, vu la nature du Jardin et le fonctionnement des Incrémentalistes. Je dois être déformée par mes lectures de hard sf, à vouloir comprendre ce que je lis… Aussi, il n'y a aucune explication, ni à leur existence, ni à celle du Jardin, ni à leurs “pouvoirs”, ce qui n'est pas trop gênant en soi, mais qui nécessite un peu de charabia pour faire passer certains épisodes. Ce qui m'a le plus dérangée, c'est le fait qu'on ne voit pas beaucoup les Incrémentalistes exercer leurs talents sur le terrain. Ils interagissent surtout entre eux, mais peu avec le monde hors de leur clique. Par bonheur, Steven Brust a ensuite écrit une nouvelle (à lire, de préférence, après le roman), "Fireworks in the rain", parue en ligne sur Tor.com, qui comble cette lacune, et qui les montre à l'œuvre, dans un objectif louable mais de portée limitée, ce qui semble bien être leur mode d'action la plus fréquente.(1)
Malgré ces quelques bémols, j'ai trouvé ce roman intéressant et agréable, avec une approche originale d'un concept déjà utilisé par d'autres mais dont je ne me lasse pas. S'il y avait une suite, je la lirais certainement.
- Une deuxième nouvelle dans le même univers, "Strongest conjuration", écrite cette fois par Skyler White, est également lisible en ligne sur le site de Tor.com. Comme celle de Steven Brust, il vaut mieux la lire après le roman si on veut y comprendre quelque chose. Et même comme ça…↑
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.