Keep Watching the Skies! nº 1, mai 1992
Kim Stanley Robinson : Remaking history
recueil de Science-Fiction partiellement inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
→ Détail bibliographique du sous-ensemble le Géomètre aveugle dans la base de données exliibris.
“Refaire l'Histoire”, voilà un titre qui aurait mieux convenu que les Menhirs de glace au deuxième roman de Robinson — composé en fait de trois novellas enchaînées —, dans lequel le lecteur découvre les incarnations successives de la “vérité historique” sur la révolution martienne. Le thème revient régulièrement dans l'œuvre de Robinson, et nous pouvons en admirer quelques aspects ici.
L'Histoire n'est par un ensemble figé d'événements : il faut qu'ils soient redécouverts et réinterprétés, et de toute façon sont toujours recouverts par les strates de la mémoire collective, des illusions collectives ; et ces illusions elles-mêmes jouent un rôle dans le cours de l'histoire future. Comme le dit un personnage de "Vinland the dream" : “History is made of stories people tell. […] True or false, it's the stories that matter to us.” (Avouons que le personnage en question est un politicien, Ministre de la Culture du Canada, ce qui pourra donner une coloration différente à la citation dans l'esprit des personnes mal intentionnées. Peu importe). Dans "Vinland the Dream", c'est un mythe chéri de l'histoire américaine qui est anéanti plutôt qu'engendré, l'extraordinaire que l'on croyait vrai est réduit au statut de fiction, en suivant un processus exactement inverse de celui des nouvelles pseudo-historiques de Howard Waldrop ("the Ugly birds" par exemple).
Si donc l'Histoire peut n'être que des histoires, réciproquement, plusieurs des textes réunis ici reposent plus sur un discours que sur une action ou des éléments proprement dramatiques ; même s'il n'y a qu'une d'entre elles, "a Sensitive dependance on initial conditions", qui aille jusqu'à enfreindre les critères qui définissent traditionnellement une nouvelle. Ce manque d'accentuation dramatique est singulier en S.-F., mais il faut dire que plusieurs des histoires de Robinson s'aventurent hors du domaine de la Science-Fiction et sont situées dans notre passé, présent, ou un futur assez proche pour être presque assimilé à notre propre monde. Dans certains cas ("Zürich", "Return to Rainbow Bridge"), on relève des éléments de Fantasy ; la plupart traitent de la destinée humaine, ce sujet commun au meilleur des œuvres d'Histoire et de Science-Fiction.
Le sort de notre ère n'a pas été pacifique, et "a History of the twentieth century, with illustrations" suit l'itinéraire dépressif d'un historien qui traverse en touriste les Îles Britanniques tout en récapitulant pour un ouvrage en préparation les guerres et les massacres du siècle. Malgré l'absence de personnages, "a Sensitive dependance on initial conditions" est plus dynamique : on croirait une sorte de Schriftsexperiment illustrant diverses théories historiques, qui réutilise sans cesse le même point de départ, celui de la nouvelle "the Lucky Strike" (une histoire d'univers parallèle due à Robinson lui-même, parue dans la Planète sur la table) ; et sans cesse en revient à la fatalité de guerre.
Ces visions anti-utopiques sont renforcées par "a Transect", dans lequel les vies d'un homme d'affaires américain et de son alter ego, un ouvrier noir sud-africain s'entremêlent un instant ; et par "Down and out in the year 2000", dans lequel Washington, la capitale des U.S.A., est extrapolée sur fond de ralentissement économique perdurant quelques années, et vue du point de vue des gens qui vivent dans la rue.
Le dernier roman de Robinson, Pacific edge, représentait la tentative de l'auteur pour résoudre le problème classique de décrire le cheminement de l'indésirable présent à l'Utopie future, cheminement délicat et si souvent omis par les utopies classiques. On ne peut espérer s'attaquer au problème sur la longueur d'une nouvelle, mais des fragments d'Utopie affleurent au niveau du présent : "the Part of us that loves" est située à Zion, une petite ville au nord de Chicago qui fut conçue comme une Terre Promise par un utopiste du xixe siècle — mais ce rêve en temps réel est superposé à une vision prosaïque de l'Évangile, et la S.-F. réduite à une explication BD du même texte — ; "Return to Rainbow Bridge" et "Muir on Shasta" partagent un cadre naturel, un échantillon des paysages qui nous font sentir pour un instant en communion avec le monde ; et bien sûr, sur un ton plus comique, "Zürich" est un hommage à l'effort démentiel des Suisses pour l'établissement d'un monde idéal fondé sur la propreté méticuleuse.
Cette dichotomie entre Utopie et Dystopie se retrouve dans les textes plus clairement S.-F. "the Lunatics", par exemple, brosse un tableau presque marxiste des camps miniers de travail forcé sur la Lune, et des détenus qui ne peuvent utiliser que la force et la solidarité pour résister à leurs contre-maîtres — et aux patrons qu'ils ne peuvent voir. Mais, pour autant qu'ils puissent s'en souvenir, ils ont été mis là pour cause de dissidence politique, et on pourrait donc les prendre aussi bien pour des victimes du socialisme réel enfermées dans un goulag sibérien. "Glacier" nous fait entrevoir une autre dictature future, cette fois-ci aux U.S.A., où les étendues glacées qui grignotent le pays s'accompagnent d'un refroidissement politique ; les parents du héros adolescent sont tous deux des réfugiés du froid, et des intellectuels, donc suspects aux yeux du gouvernement.
Finalement, "Our town" dépeint une sorte d'Utopie négative : cité heureuse d'un lointain futur, aristocratique au point d'être physiquement à l'écart de ses alentours, juchée sur un haut plateau inaccessible, elle doit sa prospérité et ses distractions artistiques à l'oppression des autres humains : le texte est bref et brillant, mais à mon goût trop proche de "Those who walk away from Omelas", de Le Guin. Il a toutefois une différence : à la différence de ceux qui partent à pied dans la nouvelle de Le Guin, le personnage qui quitte la Ville Notre essaie de provoquer un changement, même s'il sait l'entreprise futile. Comme dans "Glacier" ou "Down and out in the year 2000", dont les personnages sont accablés de malheurs grands et petits, mais continuent la lutte envers et contre tout, même s'ils ne peuvent avoir l'assurance que leurs efforts aboutiront : une sorte d'attitude existentialiste.
Le texte qui donne son titre au recueil, quoique situé au siècle prochain d'une histoire parallèle, jette à nouveau un regard narquois sur notre propre monde (dans le leur, Carter a été réélu, sans surprise puisque “He was running against a flake, I can't remember the guy's name, but he was some kind of idiot” — j'adore cette description de Reagan). Là encore, quoiqu'on trouve un peu d'action et de suspense, l'intérêt principal du texte réside dans la discussion de l'idée du héros — les grands hommes ont-ils changé l'Histoire, et de façon parallèle les héros sont-ils indispensables à la fiction écrite ou filmée ? Robinson se cantonne à une astucieuse ambiguïté.
En tout cas, c'était un avenir heureux, même s'il lui fallait des modifications importantes de notre passé pour se produire. Dans "the Translator", une guerre interstellaire n'est évitée que grâce à une duplicité bien-intentionnée — une nouvelle que Sheckley n'aurait pas reniée, et un rappel de la diversité des talents de Robinson. Autre témoignage de cette diversité que "Before I wake", publiée à l'origine dans Interzone, et qui m'a en effet rappelé les catastrophes et glissements temporels d'un Ballard ou d'un Holdstock : le monde est frappé d'une plaie d'ensommeillement, presque personne n'arrive à rester éveillé ; et quand ils croient l'être, ils finissent par se rendre compte qu'ils rêvent, et se réveillent d'un rêve pour se retrouver dans un autre — cascade de cauchemar. Le protagoniste, énergique scientifique, contrôle aussi peu sa vie qu'on peut contrôler un rêve. Toute la mauvaise foi du monde — et Dieu sait si les critiques peuvent en faire preuve — ne peut faire rentrer dans le moule “historique” tous les textes de ce livre, et celui-ci en est un exemple ; je dois dire toutefois que c'est celui qui m'a le plus pris aux tripes.
Malgré sa diversité, le recueil revêt les caractéristiques désormais bien connues de son auteur : style impeccable, amour de la randonnée, descriptions soigneuses de lieux exotiques — à la lecture de "a History of… ", j'ai ressenti l'envie passagère de visiter les Orkneys —, et beaucoup de compassion pour les oubliés de l'Histoire. Les textes sont de provenances, et même si des œuvres mineures à mon sens ("Muir on Shasta", "Down and out…", par exemple) se glissent aux côtés des chefs-d'œuvre et des inclassifiables, je me suis délecté du cocktail, profitant autant de la découverte des œuvres nouvelles que de la ré-appréciation des déjà lues.
Note bibliographique : pour ceux qui auraient encore l'étrange habitude de lire des ouvrages de langue anglaise travestis dans une approximation de la française, il faut signaler qu'un recueil titré le Géomètre aveugle, paru il y a quelques mois chez J'ai Lu, présente des v.f. d'un bon nombre de textes de Remaking History. En fait, parmi les huit textes du recueil français, on n'en trouve qu'un seul, celui qui lui donne son titre, qui ne soit pas inclus dans le recueil américain (pour se le procurer en version originale, il faut acheter un Tor Double dont l'autre moitié est the New Atlantis, une novella d'Ursula Le Guin remontant aux années 70). Par contre, Remaking History comporte huit nouvelles — sur un total de quinze — qui ne figurent pas dans l'édition française : "the Translator", "Before I wake", "a History of the twentieth century, with illustrations", "Vinland the dream", "Muir on Shasta", "Glacier", "a Sensitive dependance on initial conditions", et "Zürich". "Vinland the dream" est inédite, "Muir on Shasta" et "a Sensitive dependance on initial conditions" n'avaient été publiées que dans la série de recueils à petit tirage Author's choice, qui consacre régulièrement un fascicule à un auteur de S.-F. différent. Vous savez ce qui vous reste à faire.