Keep Watching the Skies! nº 4, mai 1993
Éditorial : des idées et des boîtes
par Sylvie Denis
Pour tenter de dire simplement quelque chose qui, tout compte fait, ne l'est pas, je dirai que créer une fiction c'est construire une boîte.
La seule différence entre la Science-Fiction et la littérature générale est qu'en littérature générale, on vous laisse généralement croire qu'il n'y pas de boîte. Que l'auteur exprime ce qu'il considère comme La Vérité sur le monde et l'expérience qu'il en a. Le lecteur, s'il est satisfait, est censé bondir de son fauteuil et s'écrier quelque chose comme : « C'est ça ; c'est ainsi que sont les choses ; nous sommes au moins deux à comprendre ce qu'il en est réellement du monde. Alleluiah ! ». Évidemment, ce n'est pas vrai — mais ce n'est pas faux non plus, là n'est pas la question — et l'auteur pourra écrire un autre livre, et le lecteur pourra y prendre autant, sinon plus, de plaisir.
En Science-Fiction, les choses sont plus claires. Le lecteur sait que ce qu'il va lire est une fiction, le résultat d'une construction intellectuelle. Et l'auteur ne prétend jamais le contraire. Quant au lecteur, s'il doit bondir de son siège et s'écrier quelque chose se sera peut-être « C'est ça ; c'est ainsi que sont/seront les choses ; nous sommes au moins deux à comprendre ce qu'il en est réellement du monde. Alleluiah ! ».
Voilà pourquoi je disais dans mon article intitulé "Et voilà pourquoi votre fille est muette" (in KBN nº 6) qu'un roman de Science-Fiction établit une relation complexe entre présent, passé et avenir. Parce qu'on ne peut extrapoler sur l'avenir que si l'on s'est déjà fait une certaine idée du présent — que l'on a imposé à la réalité une structure qui nous convient et que par conséquent nous la confondons avec la vérité —, et qu'on ne peut penser le présent que si on se fait une certaine idée du passé. On ne soulignera jamais assez, à mon avis, les relations étroites entre Science-Fiction et historiographie.
On a reproché beaucoup de choses aux cyberpunks en général et à William Gibson en particulier. À ma connaissance, on a rarement remarqué qu'en décrivant non plus le lointain futur, ni même le futur proche, mais le très proche futur, autrement dit, en rapprochant jusqu'à presque les faire coïncider la boîte étiquetée “futur” et la boîte étiquetée “présent”, ceux-ci ont aboli ce qui rend le plus désirable les objets contenus dans la boîte, autrement dit la distance, dont je parlais dans l'éditorial précédent. Cela n'a évidemment pas empêché qui que ce soit d'écrire des textes situés dans un futur plus ou moins lointain. J'avoue ne pas voir quel intérêt on peut trouver aux aventures d'un Miles Vorkosigan, situées pourtant dans la plus vieille boîte de S.-F. qui soit, l'empire galactique. Ce n'est jamais qu'une nième variation ! Génial quand on a quatorze ans, mais après ? Nous avons eu aussi Hypérion : une grande boîte pleine de petites boîtes, dans la plus pure tradition métafictionnelle, et plus d'icônes du genre qu'il n'y a de critiques pour les analyser : il y a tout dans Hypérion, tout sauf une nouvelle façon de considérer le passé, le futur ou le présent.
J'ai l'impression que pendant un certain temps les pays occidentaux qui lisent et produisent de la Science-Fiction ont vécu à l'intérieur d'une grande boîte, la grande illusion d'un monde figé en deux camps, dont l'un semblait filer tout droit vers le grandiose avenir. Mais le mur est tombé, l'histoire que tous croyaient figée pour toujours s'est remise en marche, et sur ce bouillonnement il est impossible d'imposer la moindre structure, au risque de la voir se dévaluer immédiatement — Norman Spinrad en a fait l'expérience en écrivant son Printemps russe, forcé qu'il fut de le remanier en fonction des événements ! Que reste-t-il alors aux auteurs ? Il reste la conquête de Mars, sur laquelle les Anglais comme les Américains semblent se jeter en ce moment comme sur la dernière bouée de sauvetage du grandiose avenir, et il reste les gadgets, le contenu de la boîte, les briques de lego avec lesquelles on peut toujours construire de nouveau objets, sans toutefois pouvoir leur ôter un certain air de déjà vu…