Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994
Ayerdhal : l'Histrion
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Je vais peut-être vous surprendre ; Ayerdhal n'écrit pas de romans, et le titre de son dernier livre — provenant du mot latin signifiant “mauvais acteur” — a été choisi avec une grande — et involontaire ? — justesse : plus que jamais, la littérature de la dernière vedette de la S.-F. française [1] ressemble à du théâtre plus qu'à de la prose romanesque. Du théâtre, parce que se composant essentiellement de dialogues et d'indications scéniques (portant surtout sur le ton de la voix, voire les sentiments des personnages) ; mais aussi du théâtre au sens péjoratif du terme : celui dont on fait les coups, ou les excès du mélodrame — on trouvera tout cela dans ces quatre cents pages, mais très peu de descriptions ou de suspense ou même de voyage initiatique ou de description d'une société humaine… Ce qui n'empêche pas, bien entendu, l'action de se développer. C'est dommage, car Ayerdhal avait donné d'excellentes scènes d'action et de sexe dans la Bohème et l'ivraie, et, quand — rarement — il s'y risque ici, il lui arrive de basculer dans le ridicule : ainsi page 58, quand Aimlin, le protagoniste principal, échappe à un attentat en accélérant ses mouvements, alors que tous, autour de lui, semblent figés : « Aimlin s'anima à vitesse réelle, lui, et même un peu plus vite, un mètre par seconde… » Un coureur peut dépasser les dix mètres par seconde, et un m/s, autrement dit 3,6 km/h, est la vélocité d'un piéton vraiment pas pressé ! Ne pinaillons pas : l'histrion joue sur une scène à l'échelle de l'Univers, puisqu'Ayerdhal revient à son genre de prédilection, le space opera, en préfaçant son livre d'un hommage explicite à Frank Herbert. La galaxie humaine (vingt mille mondes !) est dominée par deux puissances : une Confed au modèle démocratique occidental, et un Empire militariste gouverné par sa noblesse, bref, aussi archaïque que celui de Dune. Autour d'eux, s'agite une poussière de mondes indépendants ou regroupés dans des alliances plus ou moins lâches ; mais il faut compter avec les puissantes guildes interstellaires, en particulier les Nautes, qui contrôlent tout le trafic dans l'hyperespace et la terraformation de planètes nouvelles, les Scientes, au nom explicite, et les Taj Ramanes, communauté exclusivement féminine dont les membres se reproduisent par parthénogénèse : on voit pointer l'ombre du Bene Gesserit. Au milieu de tout cela, Genesis, sorte d'ordinateur vivant qui contrôle le Daym, version galactique de l'ONU — tout aussi impuissante à empêcher les conflits entre ses membres. Mais, Génésis a une carte dans sa manche : l'histrion, qu'il vaudrait mieux appeler fou du roi, dont la fonction est de semer le désordre dans le jeu politique — on est renvoyé, là encore, à Herbert, mais à un autre livre : l'Étoile et le fouet, si ma mémoire est bonne. L'histrion Aimlin, est une sorte de Lorenzaccio : une vie de prostitution lui a quasiment fait oublier sa destinée politique. Deus ex machina au sens propre, omniscient plutôt qu'omnipotent, Genesis est plutôt imbu de lui-même, et avide d'un pouvoir qu'il veut mettre au service du bien public. Il fournit des informations précieuses sur l'histoire et la situation politique de la Galaxie à l'ouverture de chaque scène — pardon, de chaque chapitre —et j'ai fini par en avoir assez de ce personnage qui joue à l'Encyclopédie galactique tout en nous faisant admirer son habileté : même au théâtre, Dieu fait un piètre narrateur.
Comme Brussolo, il y a quelques années, Ayerdhal a le mérite rare d'avoir tout de suite créé et imposé un style bien à lui, une voix à nulle autre pareille qui a reçu l'assentiment d'un vaste public. J'avoue ne pas arriver à m'insérer dans ce public. Ayerdhal, me semble-t-il, a réussi à se défaire de tout l'édifice de technique littéraire dont les premières pierres avaient été posées par Robert Heinlein, et les étages bâtis par des générations d'auteurs de S.-F. : une technique qui vise au ton neutre, et surtout à l'incorporation, la plus lisse possible [2], d'une masse d'informations sur la société ambiante au sein des paroles et des actes anodins des personnages. Notre écrivain lyonnais, au contraire, se rengorge de tirades et péroraisons, l'explication du monde ne pouvant être fournie que sous forme de cours magistral — et vaguement pédant. Cela produit son effet et peut amuser un moment : je dois avoir une tolérance assez basse pour ce genre d'exercice. Dégoût professionnel, peut-être. De façon plus sérieuse, il m'est difficile d'accorder beaucoup de vraisemblance à des personnages dont chaque action est commentée plutôt que montrée, dont les sentiments sont prescrits plutôt qu'exprimés. Ayerdhal insiste tellement sur l'humeur de ses personnages que son théâtre devient théâtre de marionnettes [3] avec des fils gros comme le bras et peints en couleur fluo. Un exemple : l'abus ostensible des verbes d'action comme substitut à la particule "dit-il/elle" ; sans m'appliquer particulièrement, j'ai glané : "cracha-t-elle", "le sidéra-t-elle" et une abondante moisson de "laissa-t-elle tomber", parmi lesquels mon préféré : « laissa-t-elle tomber de vingt mille mètres d'altitude ».
L'écriture d'Ayerdhal a une personnalité indiscutable. Moi, j'aurais plutôt tendance à laisser tomber le livre.
Coïncidence : j'ai lu, immédiatement après, Ring of swords, de l'auteur américain Eleanor Arnason, qui est aussi un space opera consacré pour bonne part à des négociations — donc bourré de dialogues —, avec l'homosexualité pour thème secondaire, et d'abondantes références théâtrales (à Shakespeare). la comparaison fortuite ne fait que rendre plus désagréables les tics d'Ayerdhal : chez Arnason, l'information est transmise avec grâce et subtilité, nous sommes associés au processus de la découverte, et les personnages prennent vie. Sans doute, suis-je un indécrottable amateur de roman romanesque. En tout cas, une des choses qui m'ont toujours horripilé dans le théâtre classique français est cette règle — que Shakespeare, le brave homme, ne suivait pas — qui bannissait l'action de la scène. Tout devait être soit annoncé, soit relaté a posteriori. L'Histrion souffre de la même contrainte, mais dans une moindre mesure : il y a trois épisodes au moins d'actions vigoureuses. Mais combien de complots complaisamment contés ! Heureusement, ils ne se réalisent pas tous : comme dans Dune — et surtout ses suites —, retournements de situation et trahisons foisonnent. Au point que le jeu politique se réduit parfois à un mouvement brownien, exécuté par un trop grand nombre de particules interchangeables. Il ne sert à rien de multiplier les états ou les alliances quand aucune description détaillée ne vient les distinguer. Pour un livre dont le propos est politique, guidé par un point de vue sympathiquement anarchique et inspiré par notre monde, je trouve que l'ouvrage manque du fouillé que savent transmettre des romans comme ceux de Simmons ou de Banks. Tout occupé à ciseler ses réparties, Ayerdhal laisse dans le flou ses vues politiques, qui semblent ici se réduire à un manichéisme caricatural (avec dans les mauvais rôles : les vieux, les militaires et les curés !). Pas du meilleur Ayerdhal quand on compare à Oasis, un livre discutable mais qui avait plus de substance.
Peut-on au moins ressentir, derrière le rideau des coulisses, la profondeur de l'espace ? Le space opera échoue souvent sur cet écueil, perdant de vue la multitude des mondes habités s'il s'attache à en décrire un, ou vice versa. Ayerdhal tomberait plutôt dans le deuxième défaut ; quoique les vingt mille mondes se réduisent bien vite à une poignée, et que les structures politiques qui les réunissent ne portent pas la marque des nécessaires difficultés de communication dans un espace aussi vaste. Mais le défaut est endémique au space opera, et rares sont les auteurs qui, comme Vernor Vinge, dans un Feu sur l'abîme, ont su surmonter la difficulté. Un détail me semble moyenâgeux dans l'univers de l'Histrion, ce sont ces guildes (Nautes et Scientes) qui sont presque des races à part. On devait désormais savoir qu'aucune technologie ne reste l'apanage d'un groupe particulier, et il est absurde — politiquement autant que scientifiquement — d'imaginer un empire galactique qui laisserait à un pouvoir quasi-indépendant (les Nautes) la maîtrise des transports qui font son unité.
Peu importe. La science compte beaucoup moins que le sexe dans l'Histrion. Sans que cela soit d'une évidence frappante, on nous répète à l'envie que la clé de l'importance galactique d'Aimlin(e) est sa sexomorphie, c'est-à-dire sa capacité à changer de sexe [4]. Quant aux détails “techniques” de la sexomorphose, ils sont impressionnants : « [Aimlin est] capable de puiser dans le vide l'énergie d'une supernova à seule fin de changer de sexe » (p. 351), et il le fait sur une planète ! Pauvre planète… si Ayerdhal est écolo, il doit ignorer autant la thermodynamique que la cinématique. Il faut dire que le changement lui-même est pour le moins radical : « Ses cellules se réorganisaient […] tout ce qui avait une masse en lui échangeait des électrons avec d'autres masses pour combiner et recombiner d'autres particules nucléaires » (p. 112) ; et plus loin, on tombe sur « un puits gravitationnel qui repliait l'espace pour engloutir les organes génitaux mâles, l'effondrement d'une étoile à neutrons » (p. 113). Alain Dorémieux a trouvé son maître ès fantasmes d'engloutissement ! Chez John Varley, la sexuation est un phénomène superficiel, et on change de sexe comme de vêtements, ou presque. Ayerdhal, lui, accorde à la dimorphie sexuelle une importance démesurée, se traduisant chez Aimline par la coexistence de deux personnalités, la masculine submergée sous la féminine, mais prête à ressurgir à l'occasion. La réciproque n'est jamais mentionnée et, de fait, je n'ai jamais vraiment ressenti Aimline comme une femme. En héros ayerdhalien typique, il/elle est l'objet des attentions sentimentales des principaux personnages féminins — qui, sous l'influence des Taj Ramanes, pratiquent le saphisme —, mais il ne lui est pas possible de leur répondre sous sa forme féminine, qui ne pourrait être attirée que par des hommes. Cela crée une tension intéressante, mais c'est une bien curieuse inhibition, dont Robert Heinlein — encore lui ! — ne s'était pas embarrassé dans le Ravin des ténèbres, un bien mauvais livre au demeurant. L'homosexualité (sous une forme ou une autre) me paraît un corollaire des changements de sexe, mais quand Aimline finit à contrecœur par partager le lit de la princesse Ezaelle, follement amoureuse d'elle, elle/il en profitera pour faire un retour partiel à son physique masculin, et à consommer avec la princesse un acte qu'elle ne désirait certes pas. Nulle rigueur ne lui sera tenue pour ce viol…
Le livre me laisse l'impression gênante d'avoir voulu mettre l'homosexualité en vedette, tout en n'arrivant pas à se défaire d'une profonde répulsion à son endroit. Que l'on en juge aux rares références à des rapports homosexuels : tôt dans le roman, la rencontre entre une Taj Ramane et son amoureuse est un « mélange de muqueuses » ; plus tard, quand un commando qui travaille pour la bonne cause investit une station spatiale tenue par l'Église — on n'apprend jamais quel dieu elle prêche, soit dit en passant —, ils surprennent un prélat au lit avec un jeune acolyte et commentent : « C'est pas joli-joli… » [5].
On aura compris que je reste imperméable à la manière Ayerdhal. Mais même ceux qui l'apprécient pourront regretter que son premier roman pour éditeur autre que le Fleuve Noir ait conservé ses tics sans atteindre à la complexité de ses œuvres du début. Finalement, on est très injuste envers le Fleuve…
Notes
[1] À en juger par l'attention suscitée par ses livres, le label n'est pas usurpé.
[2] La chose à combattre étant le “exposity lump”, le “grumeau d'exposition”.
[3] Me livrerais-je à l'obligatoire référence folklorique lyonnaise ? Non, ce serait quand même injuste…
[4] Qu'en penserait notre ami Berthelot ?.
[5] Exercice : retrouvez l'épisode historique similaire dans l'Allemagne des années trente…