Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994
Kim Stanley Robinson : Mars la rouge
(Red Mars)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
Cela faisait un moment que Kim Stanley Robinson ne s'était pas lancé dans l'espace : il pratiquait une S.-F. beaucoup plus socio-politique dans ses livres d'Orange County, ou plus humoristique avec Escape from Katmandu. Longuement mûri et précédé de galops d'essai (la novella "Green Mars", par exemple ; voir l'article de l'auteur dans un numéro de Yellow submarine), le premier volet de sa trilogie martienne est sans doute ce qu'il a écrit de plus proche de la hard science, et se place sous les bénédictions explicites d'A. C. Clarke et de Charles Sheffield. Surprise ! mais ça fonctionne. Nous allons donc suivre les vicissitudes de la colonisation martienne, débutée par une expédition de cent personnes qui doivent établir la première base et commencer à vivre des fruits de leurs récoltes, mais qui se transforme assez vite d'une part en une entreprise de terraformation de la planète, d'autre part en une course-poursuite entre les multinationales pour récupérer les profits liés aux mines martiennes, et à l'ascenseur orbital qui est construit sur l'équateur de la planète — beaucoup plus facilement qu'il n'aurait pu l'être sur Terre. Robinson décrit magnifiquement les paysages martiens, qui dépassent de loin en dénivelé et en sauvagerie désertique ceux que nous pouvons connaître sur notre planète ; et il a visiblement beaucoup travaillé sur les possibilités qui s'ouvriraient à l'ingénierie humaine sur la planète (ainsi l'idée de creuser des trous gigantesques dans le sol au fond desquels il serait possible d'avoir une pression atmosphérique et une température supportable, et tous les mécanismes destinés à mettre à la disposition d'une biosphère martienne — à créer — les masses d'eaux stockées dans les calottes polaires et dans le sous-sol). Mais, même abîmé, voire ravagé par les efforts humains, c'est le paysage qui domine le livre, et Robinson ne perd pas une occasion de promener ses multiples personnages, parfois pendant des mois, à la surface de la planète. Ceux qui ont lu quelques-unes de ses œuvres ne seront pas surpris : les randonnées, de préférence en montagne, y sont un motif récurent. Et il s'en tire très bien ! Cet isolement des personnages dans un paysage magnifique a toutefois une autre utilité : celle d'aborder la question de l'Utopie. L'interrogation de the Pacific edge était de savoir si une société utopienne pourrait jamais s'édifier sur les encombrants débris de notre monde insupportable ; Mars, en bonne île déserte, fournit aux cent colonisateurs l'occasion d'un nouveau départ autant métaphorique que physique, l'occasion de créer un nouveau modèle social, et si l'expédition se compose à parts égales de Russes et d'Américains, cela me parait un hommage aux traditions antagonistes d'expérimentation socio-politique associées aux deux pays, plus qu'à leur rôle actuel dans la conquête de l'espace. Toutefois, l'utopie n'est plus ce qu'elle était : considérer la Nature comme un page blanche sur laquelle s'écrit l'histoire de la race humaine, tout au plus bonne à lui fournir les moyens de son existence, c'était bon pour les penseurs du xviiie siècle, pas pour ceux du xxe — l'écologie est passée par là, et Robinson en est constamment conscient. Le projet se heurte surtout à un écueil pratique de taille : en raison des risques que les radiations font subir à leurs gonades, les membres d'équipage sont tous trop âgés pour avoir des enfants, ou ont renoncé à la chose. Et quoi qu'il en soit, on ne s'imagine pas que les puissants investisseurs qui sont derrière les Nations Unies, commanditaire nominal de l'expédition, vont laisser les Cent Premiers Martiens agir à leur guise sur toute une planète ! Et la politique classique, genre dystopie capitaliste, se retrouve dans le livre.
Mais l'auteur ne se laissera pas déposséder de son projet aussi facilement, quitte à se livrer à quelques contorsions, comme de prêter une aura et une influence politique peu vraisemblables aux Cent Premiers. Il est peut-être temps de signaler quelques autres invraisemblances : Robinson suppose que les colons s'adaptent aux journées martiennes de vingt-quatre heures et quelques, en ayant une période après minuit où les pendules s'arrêtent : le “Martian time-slip [1] ; outre les problèmes que ça poserait aux veilleurs de nuit payés à l'heure, comment imaginer que cela pourrait fonctionner dès qu'on aurait des gens vivant dans des fuseaux horaires différents ? D'autre part, un personnage de passager clandestin — ou est-il une légende urbaine ? —, le Coyote, fait plusieurs apparitions sans qu'on ne sache jamais quelles auraient pu être les motivations de ses éventuels complices, ou les siennes. Enfin, il paraîtrait surprenant qu'un gouvernement, ou plutôt une alliance de gouvernements, comme c'est le cas, confie la responsabilité, pour plusieurs années, d'un tel projet à une centaine de personnes — même triées sur le volet — qui vont rester sur la planète de façon irrémédiable. On imaginerait plutôt quelque chose d'à la fois plus lourd, et plus progressif, avec des rotations qui permettent de renouveler le personnel et de maintenir le contrôle des commanditaires de l'expédition. Et puis, comme le fait justement remarquer le psychologue de l'expédition, Michel Duval, pour accepter de se lancer dans une telle aventure, il faut être un peu dérangé, et toutes les procédures destinées à parvenir à un équipage psychologiquement stable n'ont pu sélectionner que les meilleurs simulateurs !
Mais, ce présupposé d'une expédition de cent pères — et mères — fondateurs, dans la droite lignée des pèlerins du Mayflower, et qui me paraît par certains côtés aussi ridicule que celui de l'inventeur qui lance ses fusées de son jardin, est nécessaire à la structure dramatique du livre. Car Robinson va s'attacher au destin, non pas de chacun des Cent Premiers, amis d'une demi-douzaine d'entre eux, qui fourniront tour à tour le point de vue de la narration, et nous permettront de connaître successivement différents éclairages politiques et émotionnels sur la colonisation de Mars. Depuis Ann Clayborne qui refuse qu'on touche au moindre rocher — car terraformer Mars, c'est aussi la détruire en tant que cadre naturel martien — jusqu'à Sax, qui prend les risques les plus inacceptables pour accélérer la terraformation. Il en résulte une certaine dispersion, bien que l'intrigue tourne autour du triangle central de deux Américains, Frank Chalmers et John Boone, et une Russe, Maya Toitovna, qui tous, se sentent d'une certaine façon investis d'une mission de leadership naturel de l'expédition. Onconstate, sans surprise, que les hommes sont plus attachés au pouvoir, et les femmes à la survie… Mais les rôles actifs sont très également partagés entre hommes et femmes, et l'auteur s'est vraiment bien débrouillé pour éviter les stéréotypes sexuels. Robinson a vraiment créé des personnages, qu'ils soient principaux ou secondaires, on s'attache à eux comme à des personnes réelles, on vit leurs émotions et on suit leurs querelles comme les querelles de famille d'un petit village de cent personnes, qui s'inquiète de l'édification d'une banlieue-dortoir sur son territoire. La trilogie n'est pas finie, elle ouvrira sans doute ses pages à de nouveaux personnages, mais j'ai confiance dans la qualité de l'ensemble.
Notes
[1] Je crois qu'il a introduit ce détail juste pour le plaisir de l'hommage à Philip K. Dick mais, dans un tel roman, cela surprend !