Keep Watching the Skies! nº 8, juillet 1994
Terry Bisson : Bears discover fire
recueil de Science-Fiction partiellement inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
→ Détail bibliographique du sous-ensemble Meucs dans la base de données exliibris.
Ce livre se lit comme on mange des cacahuètes. Chaque texte est court, on se prend au jeu, on le commence, il est vite fini, et avec plaisir. Alors, on se laisse aller à entamer le suivant, et avant qu'on s'en soit rendu compte, cent pages sont passées, et avec elles une dizaine d'univers de poche.
Il y a quelques années, Francis Valéry s'inquiétait dans les pages de KBN (un fanzine dont il doit pouvoir encore vous vendre un exemplaire ou deux, j'en suis sûr) du sort de l'humour en S.-F., qu'il voyait lié à celui de la forme courte, avec pour archétype les short-shorts de Fredric Brown. Ou plutôt de R. Sheckley : son humour dévastateur est toujours ciblé sur nos travers contemporains.
Sheckley reproduisait sur d'hypothétiques planètes lointaines — sans jamais trop se préoccuper des difficultés de voyage, au demeurant — la société de consommation des années 50, et la vulgarité de ses vendeurs de voitures d'occasion ou d'aspirateurs miracle. Bisson préfère — dans le fil de l'évolution de la S.-F. elle-même — placer ici et maintenant ses récits extraordinaires, et les intégrer dans une texture rugueuse et campagnarde (Bisson lui-même est originaire d'Owensboro, Kentucky), ou au contraire très “new-yorkais”, pétri du raffinement et de l'artificialité de la grande ville vers laquelle Bisson lui-même a gravité. New York et Owensboro se retrouvent d'ailleurs opposées dans une compétition aussi involontaire qu'incongrue pour la densité d'écrivains au mètre carré dans "the Two Janets".
Ambiance new-yorkaise donc, et dans la plaisanterie légère avec "Two guys from the future" (une histoire de paradoxe temporel qui rappelle trop Sheckley pour être vraiment désopilante) "Press Ann" (vaudeville-express devant un distributeur de billets trop bavard ; on se croirait au théâtre et, rouerie suprême, les personnages s'apprêtent à aller au cinéma. Tout aussi rapidement, Bisson traite sur le mode parodique le motif révéré du premier contact dans "They're made out of meat" et "the Message".
Si "Are there any questions" et "the Toxic donut" jouent encore la carte du ridicule — le premier est une présentation commerciale pour une société qui fabrique du terrain à partir de déchets, l'autre la préparation d'une émission de télévision par un présentateur d'une insupportable suffisance —, l'auteur y dévoile un peu plus ses convictions : dans les deux cas, l'humanité est étranglée par ses propres ordures, et dans le deuxième, la farce tourne au tragique.
En suivant la progression logique, nous arrivons à l'humour noir de textes comme "Carl's lawn & garden" : Carl est le dernier jardinier de tout le New Jersey à proposer autre chose que des hologrammes de plantes, mais ses créations les plus prestigieuses tombent victimes de la pollution et doivent être remplacées par des illusions électroniques. Il n'est pas indifférent que l'histoire soit située dans le New Jersey, qui derrière la devise de Garden State affichée sur les plaques d'immatriculation est le plus urbanisé et le plus pollué des États américains. "By permit only" et "Next", sous une surface plus distrayante grâce à leurs piques satiriques contre la bureaucratie (avec dans les deux cas un retour en force du racisme et de toutes les tares du néo-conservatisme), partagent le même fond de désespoir écologique.
Quand Bisson prend le temps de faire des textes plus longs, on sent que sa sympathie va à des personnages aux pieds bien plantés dans la terre (ainsi le camionneur bourru et généreux de "Over flat mountain" ou l'oncle campagnard de "Bears discover fire", qui sait emmener son neveu jeter un œil à ces ours qui font des feux de camps sur le terre-plein central — boisé — des autoroutes, mais entreprend aussi de lui enseigner l'art et la manière de réparer les pneus d'automobiles). Le père du petit, gonflé de sa propre importance, n'a pas compris l'importance de ces tâches simples… Le concept de départ, la présence velue de nos plantigrades préférés, et le ton inimitable du narrateur ; Uncle Bobby, on comprend que ce texte soit allé droit au cœur du lectorat américain et ait cumulé Prix Hugo, Nebula, Sturgeon et Locus !
L'humour excuse les excès de S.-F. : même si Bisson ne fait pas rire, il glisse dans ses récits des idées trop grosses pour s'accommoder de la “suspension d'incrédulité” requise par les auteurs d'imagination scientifique. Ainsi dans "Over flat mountain", les Appalaches ont été transformées en un mur presque vertical de trente kilomètres de haut, que seuls peuvent franchir des camions pressurisés ; dans "the Toxic donut", tous les déchets toxiques de l'année (tous les péchés écologiques du monde) sont regroupés dans une unique pâtisserie qui doit être mangée par une victime tirée au sort ; dans "England underway", la Grand Bretagne s'ébranle majestueusement pour aller visiter la côte américaine (Long Island, plus précisément), semble-t-il dans le seul but de permettre à un célibataire maniaque de retrouver sa famille émigrée sans déranger sa routine quotidienne.
On le voit, cette S.-F. là flirte avec le Fantastique, ou l'allégorie, comme c'est le cas dans "George" un texte de jeunesse particulièrement flagrant de ce point de vue (un enfant est né avec des ailes, et ses parents sont soumis à toutes sortes de pressions pour les lui faire enlever).
Finalement, Bisson glisse vers l'horreur dans son texte le plus sombre — presque le seul du recueil —, "Necronauts", dans lequel un peintre aveugle doit effectuer des plongées vers la mort pour le compte d'un savant fou de la plus belle espèce. Là encore, pourtant, on est saisi par la bizarrerie des idées, le regard en coin que Bisson jette sur le Fantastique. Et ça ne l'empêche pas de conclure le recueil sur un texte très S.-F., "the Shadow knows", qui est une histoire de premier contact traitée, elle, sérieusement, avec une bonne dose de nostalgie pour le programme spatial [1] — le protagoniste est un vieil astronaute qui reprend du service parce que l'extra-terrestre ne veut parler qu'à des individus âgés.
Notes
[1] Cette même nostalgie qu'il a exposée dans son article : "Science fiction and the post-Apollo blues" in Locus, janvier 1994.