Keep Watching the Skies! nº 10, février
Allen Steele : the Jericho iteration
roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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John Varley se fend pour ce livre d'une citation enthousiaste qui décrit son auteur comme « the best hard SF writer to come along in the last decade ». Je ne sais s'il faut parler de S.-F. hard, c'est-à-dire en blouse blanche, ou de S.-F. en col bleu : Steele déplace son point de vue des bureaux climatisés et des laboratoires aseptisés hantés par le personnel scientifique et technique — qui forment les gros bataillons des protagonistes de la S.-F. classique, celle des ingénieurs — vers les ateliers et les hangars dans lesquels une armée de subalternes mal payés turbinent à longueur de journée sidérale pour entretenir, lubrifier et rafistoler les astronefs et les jeeps lunaires. Il en tire un ton mal dégrossi mais roboratif, même si son futur est parsemé d'invraisemblables fans du Grateful Dead ou de Lynyrd Skynyrd qui, suivant leurs idoles respectives, engloutissent acide ou canettes — on sait que les goûts des classes laborieuses font preuve de permanence, voire de conservatisme…
Dans le Steele de cette année, Nirvana a volé la vedette au Dead — il faut bien que le futur vive avec son présent — et c'est Busch qui rafraîchit les papilles prolétaires ; Jericho n'est ni sur la Lune ni à Canaan, mais à Saint-Louis au Missouri, et ce roman est profondément implanté dans son terroir [1]. La restitution scrupuleuse de l'ambiance de l'endroit est l'un des points forts du livre, comme c'est le cas dans bien des romans policiers — les bons, s'entend. On dirait bien, d'ailleurs, que les cols bleus de Steele sont devenus des impers mastic : son protagoniste, Gerry Rosen, n'est pas un détective privé mais un journaliste d'“investigation”, bref, aux yeux de bien des gens, un fouille-merde de toute manière. Et il aura largement l'occasion de jouer à cache-cache avec une police qui n'est guère amicale — ça pourrait être pire —, et de se faire tabasser par les nervis embauchés par ses adversaires. La plupart des autres accessoires du cliché sont obligeamment fournis : notre héros est aussi débraillé que bordélique ; c'est un célibataire pétri de l'amertume de son récent divorce ; son meilleur ami est assassiné ; il préfère placer sa confiance en un chien plutôt qu'en un être humain ; il est obsédé par le besoin de connaître les dessous d'une affaire qui pourrait lui coûter sa propre vie… Une exception à cette impressionnante liste : Philip Marlowe a des clients, Gerry Rosen a un patron, Pearl, qui dirige et édite the Big muddy enquirer. Et Pearl n'est pas un patron qui se laisse oublier.
Et l'histoire, direz-vous ? La grande affaire de l'année 2012, à Saint-Louis, c'est le tremblement de terre qui rase la moitié de l'agglomération, et la place sous contrôle presque total de l'Emergency Relief Agency, une organisation paramilitaire du gouvernement fédéral qui transforme pas à pas la cité convalescente en un petit état policier dans l'État. Gerry Rosen et son journal ont couvert les événements de façon critique mais prudente. Nous sommes maintenant presqu'un an après le séisme, l'ERA s'est bien installée, et Rosen reçoit des révélations qui soudainement font de lui un des hommes les plus activement recherchés par les commandos de l'agence, qui semble s'occuper de moins en moins des sans-abri.
Le livre s'ouvre en plein milieu d'une poursuite désespérée ; pourtant, les quelques chapitres de remise à jour du lecteur qui s'avèrent nécessaires sont captivants ; Steele en laisse deviner juste assez pour nous accrocher, et livre ses révélations au compte-gouttes. Ce n'est pas de la S.-F., c'est un thriller, un roman rapide et ramassé qui ne lâche pas le lecteur. Peu importe dans ces conditions que les machinations montées par l'auteur reposent parfois sur des constructions un peu branlantes. Je pense en particulier aux explications informatiques, à la bataille finale des braves scientifiques — repentis — contre les abominables méchants qui… ne sont pas eux-mêmes décrits avec beaucoup de détail ni de vraisemblance. On se croirait un peu dans la S.-F. politique des années 70, de ce point de vue. Quant aux personnages, de façon générale, ils sont amusants et bien décrits et mis en scène ; ils sortent tout droit d'une longue et honorable tradition. À une exception près : plusieurs d'entre eux sont noirs, dans des positions qui ne correspondent pas aux clichés actuels, sans qu'on en fasse un fromage, mais sans qu'ils ressemblent à des blancs passés au cirage non plus. Et Steele excelle dans la description des réfugiés du tremblement de terre, qui se trouvent dans une situation sans issue, et victimes des soldats de l'ERA qui sont censés les aider.
The Jericho iteration est un livre qui est fait pour être lu vite ; on doit le lire sans trop se poser de questions, apprécier le suspense, et, au travers des événements (à peine) futuristes, se dessine notre société. La catastrophe naturelle et les néo-fascistes de l'ERA ne font que servir de révélateurs du gouffre qui se creuse aujourd'hui entre riches et fins-du-mois-justes. La rage protestataire de Steele se coule bien dans le moule du roman noir, et c'est ce qui fait de celui-ci une réussite.
Notes
[1] Les brasseries Busch se trouvent à Saint-Louis.