Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996
Norman Spinrad : l'Enfant de la fortune
(Child of fortune)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
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À la suite d'une provocation de Roland Wagner, Norman Spinrad avait qualifié le Printemps russe, paru il y a trois ans dans la collection "Présences" chez Denoël, de « juvenile with oral sex ». On peut en dire autant de ce roman. Qui est un vrai roman pour adolescents, à condition de ne pas le laisser traîner entre les mains de leurs parents, surtout s'ils ont voté pour l'Agité du bocage. Cul et came pourraient perturber leurs âmes sensibles, même si le message sur le fond est en réalité des plus moraux. Par ailleurs, Spinrad est un nostalgique irréductible du rève américain (ou californien) d'avant la crise économique : société d'abondance, conquête des étoiles, conquête des libertés (sexuelles entre autres). Il le fait d'ailleurs assez régulièrement savoir. Et une fois de plus ici.
En gros, il imagine un univers futur qui baigne dans la prospérité, un “second âge des étoiles” où tout est possible, et où il est normal, pour passer de l'adolescence à l'âge adulte, de faire un voyage dans la galaxie, à la façon du “grand tour” qui entraînait les jeunes aristocrates anglais du XIXe siècle à Rome et Athènes. Dans cet univers, il installe une adolescente délurée, fille d'une spécialiste ès arts tantriques et d'un bricoleur, lesquels refusent de lui payer icelui voyage dans sa version de luxe, au nom de saines considérations éducatives, lui remettant de quoi le commencer, de quoi rentrer en cas de catastrophe, et en prime un gadget inédit démultipliant les effets de ses talents érotiques. À partir de là, il l'envoie sur deux planètes, pour deux histoires dont chacune a les proportions d'un court roman. Sur la première, elle réalise assez rapidement que ses ressources financières ne sont pas illimitées, et se retrouve au milieu de hordes de ses semblables, gamins échoués là et auxquels la société généreuse assure le minimum vital — une nourriture insipide mais biologiquement suffisante, des logements spartiates — avant de décider de se faire admettre parmi l'élite de ces adolescents vagabonds, ceux qui s'en sortent, et qui ont créé une sorte de communauté tout à la fois structurée et libertaire. Pour celà, elle entreprend de séduire leur leader, “Pater Pan”, en grande partie grâce au gadget plus haut cité. Et elle y arrive, naturellement.
Sur la seconde planète, Spinrad concentre toutes les drogues possibles et imaginables, produites par une jungle de type amazonien, avec, sur le continent voisin, un centre expérimental, où on a besoin de cobayes volontaires… Evidemment, c'est la jungle elle-même qui attire l'héroïne, bien décidée à tout essayer de la vie, quitte à prendre quelques précautions, et à ne se laisser emporter par les effluves des fleurs que sous la surveillance d'un coéquipier protégé par un scaphandre — à charge de revanche naturellement. Ce qui est préférable, vu le sort assez peu enviable de ceux qui se sont laissés définitivement dominer, et qui sont passés de façon permanente sous la contrôle de la forêt et de ses essences, mais ne suffit pas à éliminer tout risque. D'où quelques rebondissements, qui relancent l'intérêt. D'où aussi une certaine ambiguïté du livre, qui est tout à la fois un plaidoyer pour l'usage des drogues et une condamnation très précise de leurs effets destructeurs, jusqu'au delà de cet épisode, lorsque l'héroïne retrouve un Pater Pan dont il est peu de dire qu'il est en mauvais état — ambiguïté qui d'ailleurs n'en est guère une dès lors que l'on veut bien faire la traditionnelle distinction entre drogues "douces" et "dures"…
Que dire d'autre ? Que les mots d'espagnol ou d'allemand censés donner l'impression d'une langue synthétique future ne gênent guère la lecture. Qu'il y a un style Spinrad, qui est le plus fluide possible, qui facilite et accélère la lecture, qui doit beaucoup au style oral, et sans doute beaucoup aussi au traducteur. Que l'on barbote allègrement dans le roman d'apprentissage. Dans le juvenile évoqué plus haut, ce qui n'est pas automatiquement un compliment. Mais aussi que tout celà se lit très bien, surtout si l'on a quelque sympathie pour une utopie californienne, love, peace and freedom, rêve de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, détruite moins par la méchanceté des décideurs (le “Pentagone” évoqué à l'occasion d'une reconstruction mythifiée du passé) que par une certaine crise économique, et, peut-être, aussi, par quelques faiblesses internes…