Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996
Jacques Attali : Il viendra
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
→ Chercher ce livre sur amazon.fr
Polytechnicien et polygraphe Jacques Attali commet à peu près son livre annuel depuis 1973, les manuels d'économie ayant fait place aux essais, à la retranscription controversée des propos présidentiels, et à quelques romans. En 1989, dans la Vie éternelle, roman, il n'hésitait pas à revendiquer l'étiquette "science-fiction", que bien des auteurs de "littérature générale" tiennent pour infâmante, quitte à expliquer que son livre était aussi, subsidiairement, roman policier, d'amour, philosophique, historique, politique, épique, initiatique, théologique, “à codes et à clés”, toutes choses qui ne sont d'ailleurs en rien incompatibles avec la SF. Quitte aussi à ne pas dire que ce qu'il exportait sur « une planète lointaine jadis colonisée par la Terre », où « un peuple humain coupé de ses racines revit la vieille histoire de l'humanité », c'était bien une des plus vieilles histoires de l'humanité, la Bible tout simplement.
Il recommence. Il viendra, paru il y a deux ans et aujourd'hui réédité en livre de poche, est pétri de thèmes bibliques : il ne parle de rien de moins que du Messie, de son retour (version chrétienne) ou de sa venue (version juive). Et la quête de la vérité que mène le père biologique du dit probable Messie permet de présenter quelques débats et controverses théologiques, discussion entre un rabin et un cardinal catholique résumée par un « vous vouliez un autre Père, et nous un autre Fils », présentation de Dieu comme « en deuil de Sa création, souffrant de nos fautes », échos des récits de l'Apocalypse, controverses sur les temps messianiques, pour savoir si toutes les lois — physiques, juridiques ou sexuelles — seront alors effacées, ou colères du personnage principal, athée, refusant de croire en un Dieu responsable de trop de maux, ce qui illustre la traditionnelle plaisanterie voulant qu'un juif athée soit quelqu'un qui passe sa vie à s'excuser auprès de Dieu de ne pas croire en lui. Le tout est évidemment appuyé sur la connaissance non seulement de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi des livres et des débats des penseurs médiévaux, tout autour de la Méditerranée. Cela suffirait déjà pour faire un livre de science-fiction, parce que d'une part la théologie est bien autant une science que la sociologie, et est fort efficace pour agiter les neurones à coup d'hypothèses saugrenues, parce que d'autre part il y a là de quoi esquisser plusieurs avenirs possibles pour cette chère vieille humanité.
Mais Attali ne s'en est pas tenu là. Il place son histoire non dans notre présent, mais dans notre futur. Un futur assez peu recommandable, d'ailleurs. Au milieu du XXIème siècle, une Angleterre qui doit beaucoup aux pires aspects de l'ère Thatcher est soumise au joug d'une dictature, le reste du monde ne vaut guère mieux. Il est économiquement dominé par une multinationale capitaliste essentiellement chinoise, et les sans-emploi et sans domicile y pullulent, après avoir vendu parfois jusqu'à leur identité et leurs droits civiques (leurs papiers, leur carte d'électeur) pour payer des dettes ou simplement tenter de survivre “normalement”. Et il est secoué par des catastrophes financières, nées sur les marchés virtuels où se brassent des valeurs et des actions à peu près imaginaires, ou engendrés par des catastrophes naturelles. L'ancien directeur vite limogé de la BERD est plutôt compétent pour décrire ce genre de mécanismes. Il y ajoute, sans insister, quelques notations qui permettent d'imaginer des modifications à venir, quand Bruxelles est un "district fédéral", quand une latino-américaine est élue présidente des USA, quand des Etats théocratiques (méthodiste au Nouveau-Mexique, scientologiste dans l'Etat de New-York) menacent d'en faire sécession, quand la Bavière, la Flandre, le Piémont et la Catalogne sont des Etats-nations, ou quand la Russie est dominée par un pope franchement inquiétant. Il est aussi largement question de clones et de simulacres électroniques. Et on peut y ajouter encore la description de la vie des laissés-pour-compte de la société, des errants et des clochards, des masses marginalisées, exclues, qui font peur.
Et à côté de cela on a le “messie” proprement dit, un chanteur ignorant son rôle et son charisme, dont les couplets sont cependant saturés de références bibliques et de visions prémonitoires, qui fédère et rassemble les exclus à travers ses concerts partout retransmis en version "virtuelle", qui est utilisé par des révolutionnaires (dont son propre frère) décidés à en faire un levier pour lancer les foules contre un système social de plus en plus liberticide et générateur de misère, mais qui refuse de tout son être de jouer un tel rôle… Evidemment, celà peut faire penser à bien des choses, et même ironiser sur le thème Attali pseudonyme de Roland Wagner. D'autant que rien n'interdit d'imaginer que la culture éclectique dudit Roland puisse inclure une dose de théologie, surtout déjantée. Tant pis. Et poncif SF pour poncif SF, ce n'est pas là le pire qu'un mundane (comme dirait PJT) pouvait reproduire plus ou moins consciemment. Ajoutons que le fait que dès le début on sache que le père du “Messie” va probablement devoir assassiner son fils, le roman étant construit en flash-back, n'enlève rien au suspense et ajoute même quelque peu à la tension dramatique.
Autant dire que c'est riche d'idées et de trouvailles, plaisamment érudit, brillant et documenté. Assez en tous cas pour qu'on le lise avec plaisir, et qu'on n'insiste pas trop sur la faiblesse fondamentale du roman, le fait que l'on a en réalité trois histoires (itinéraire du père parmi les théologiens, vie du fils parmi les exclus, situation économico-politique mondiale) qui ne fusionnent jamais vraiment, qui se complètent sans se rejoindre, ce qui donne une certaine impression d'inachevé, laquelle impression fait que l'on a affaire seulement à roman intéressant et stimulant, là où on aurait pu avoir un très grand livre.