Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 18 Journal de nuit

Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996

Jack Womack : Journal de nuit

(Random acts of senseless violence)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

 Chercher ce livre sur amazon.fr

Ce roman nous arrive avec la réputation d'un livre maudit : Womack n'a pas réussi à le placer dans son pays d'origine, et il a fallu que ce soit un éditeur anglais qui le publie. Trop de sexe, trop de violence, un livre trop fort ?

Présenté sous la forme du journal intime de Lola Hart, il commence pourtant bien sagement. Lola est une fillette de douze ans, qui adore ses parents intellectuels (père scénariste, mère professeur de lettres) et fréquente une école privée de Manhattan qui la protège du délabrement ambiant de la société américaine. Mais le cocon se délite progressivement : mère licenciée, père incapable de placer ses œuvres et réduit à un emploi minable et épuisant — nous savons très vite que le scénario sera celui d'une descente aux enfers, d'une dégringolade sociale comme celle que Norman Spinrad avait décrite avec brio dans Rock machine.

Ce n'est pas un hasard si Spinrad avait lui aussi situé son récit à New York : depuis longtemps, riches et pauvres sont au coude-à-coude sur l'île étroite, et fournissent une image frappante des inégalités de la société américaine. Et la descente aux enfers de Lola, c'est aussi celle de la société qui l'entoure, secouée par des émeutes incessantes et une répression dont les ravages n'ont rien à leur envier. Les assassinats en série de Présidents des USA ne servent qu'à souligner ironiquement un mouvement qui est perçu, mais jamais analysé ou expliqué. Senseless est un mot qui convient bien aux événements.

Womack finira par nous jeter un indice explicite (la limousine décorée d'un Monsieur Sourire qui se fraie un chemin en écrasant les gens) permettant de confirmer le lien avec le futur mafieux et désespéré qui sert de toile de fond à ses livres précédents, Ambient et Heathern, et dans une moindre mesure à Terraplane et l'Elvissée, qui font de larges détours par un univers parallèle opportunément passéiste. Or le monde créé par Womack, en dehors de sa violence absurde, me paraît surtout intéressant par le langage créé par l'auteur — et qui ne s'est pas encore développé dans le New York de Lola, qui ressemble terriblement, si l'on peut faire abstraction de l'incendie permanent qui ravage Long Island, à la métropole que nous connaissons déjà, avec ses pickpockets, ses gangs et ses crack houses.

Je reconnais qu'un langage inventé passe forcément mal la barrière de la traduction ; en l'espèce, si la traduction de Jouanne est de bonne qualité, son rendu en argot français des dialogues ne peut coller à la réalité américaine comme le ferait le texte original (que je n'ai hélas pas pu consulter). Et j'avoue que, de temps en temps, l'argot de Jouanne m'est radicalement incompréhensible, à un point qui ne m'est jamais arrivé avec la langue originale, pourtant torturée, de Womack.

L'essentiel, donc, n'est pas ici dans l'invention sociale ou linguistique, mais dans l'itinéraire individuel de Lola. Elle doit tenir à bout de bras sa petite sœur renfermée sur elle-même, sa mère bourrée de tranquillisants, son père épuisé. Elle découvre sa propre sexualité — en fait, son homosexualité ; cet aspect du livre est fort intéressant, mais il faudrait demander à des gens directement concernés dans quelle mesure l'auteur est crédible sur ce point. Enfin, s'il n'y avait que cela, Journal de nuit serait une sorte de Harlequin, plus noir que rose.

Noir est le mot. La surprise, c'est que Lola s'adapte au quartier proche de Harlem où ses parents sont forcés de déménager, et qu'elle s'y adapte peut-être trop bien. En descendant aux enfers, elle devient un démon, et on se prend à penser au personnage central du dernier film de Jim Jarmusch, Dead Man, pied-tendre perdu dans un Ouest plus sauvage que toutes les images des westerns, qui se dépouille de sa personnalité mais se révèle un tueur imparable.

Mais Dead Man possède la séduction glauque d'un cauchemar panoramique. Journal de nuit, qui n'est finalement jamais aussi terrifiant que je m'y attendais au su de sa réputation, vaut essentiellement par les qualités qui seraient celles d'un roman de littérature générale : description des rapports entre les personnages, tactiques d'accueil et d'exclusion de deux milieux sociaux, évolution psychologique de Lola… Comme SF, c'est léger, et décevant par rapport aux œuvres précédentes de son auteur (comme la très bizarre Elvissée). Les livres maudits ne sont pas toujours géniaux.

Notes

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 17.