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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 19 l'Arc-en-cercle

Keep Watching the Skies! nº 19, mai 1996

Daniel Sernine : l'Arc-en-cercle ~ le Cercle violet ~ la Traversée de l'apprenti sorcier ~ le Trésor du Scorpion

romans fantastiques pour la jeunesse ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Par quel bout prendre l'œuvre de Daniel Sernine et surtout sa décalogie en douze volumes et quelques, consacrée aux familles Davard, Michay, Bertin et Vignal ? (à la fin de la Traversée de l'apprenti sorcier et de l'Arc-en-cercle, l'auteur donne une liste de dix livres, le décalogue officiel pourrait-on dire, mais sans inclure Ludovic, Manuscrit trouvé dans un secrétaire, Quand vient la nuit, la Fresque aux trois démons, les Contes de l'ombre ou Légendes du vieux manoir, qui s'y rattachent dans la plupart des cas, si ma mémoire est bonne… Et peut-être qu'il reste encore un livre ou deux qui pourraient s'y relier, sans même inclure tous les textes éryméens, bien sûr.) Cette série constitue l'œuvre-maîtresse de Sernine, mais elle est singulièrement fuyante dès qu'on essaie d'identifier ce qui en fait un point de repère incontournable de la littérature fantastique d'expression française au Canada.

Je pourrais parler des influences. Elles transparaissent le plus clairement dans le Cercle violet, où certaines sont citées : Radcliffe, Alain-Fournier, Jean Ray, peut-être Maupassant… Je n'ai pas lu Radcliffe ou Ray, mais j'ai lu Alain-Fournier et j'ai aussi lu la série de romans pour ados de Serge Dalens qui commence avec le Bracelet de vermeil. Sernine admet avoir été un grand amateur/admirateur de Dalens dans sa jeunesse, et je crois qu'il faudrait creuser un peu de ce côté-là pour retrouver les origines du motif de la malédiction familiale et des frères ennemis, l'aspect parfois si français des villages québécois décrits dans le Cercle violet, l'accent mis sur la fraternité et les aventures en pleine nature (témoin, l'exploration de la caverne dans le Trésor du Scorpion). Évidemment, le Cercle violet s'ouvre sur un chapitre très proche du passage dans le Grand Meaulnes où le héros égaré découvre sa bien-aimée à l'occasion d'une fête dans un château… Mais ces influences s'estompent dans les romans parus en 1995 : La Traversée de l'apprenti sorcier et l'Arc-en-cercle, où on a plutôt affaire à des romans initiatiques, à du Bildungsroman, où des adolescents affrontent pour la première fois des expériences d'adulte.

Peut-être faudrait-il parler de romantisme exacerbé ? Mais ce ne serait vrai que dans le cas du Cercle violet.

Alors, parler des romans eux-mêmes… Dans la chronologie historique, le premier est la Traversée de l'apprenti sorcier, qui date de 1995, mais a lieu en 1595. Tout commence en Bretagne où le jeune Alexandre Davard, dit Alec'h, est apprenti chez un apothicaire nommé Llyr, qui maîtrise l'art des visions. Suite à une explosion de violence populaire, Llyr doit prendre la fuite et il va chercher son destin de l'autre côté de l'Atlantique en faisant miroiter à un riche armateur la possibilité de trouver des diamants au Canada. C'est dans cette équipée transatlantique qu'Alec'h va accompagner son maître. L'atmosphère est ici beaucoup plus celtique et l'intrigue, quoique riche en péripéties, est moins mouvementée que celle d'un roman bien antérieur, le Trésor du Scorpion.

Ce dernier a lieu en 1647, alors que les lieux visités par le jeune Alec'h en 1595 sur les berges du Saint-Laurent ont commencé à être colonisés, sous la direction du seigneur Alexandre Davard, qui s'est fait construire une demeure loin à l'intérieur des terres et où il se livre, paraît-il, à des invocations démoniaques qui font frémir les paisibles paysans installés à l'embouchure de la rivière Paskédiac. Cependant, en 1647, ce qui passionne plutôt les jeunes Luc Bertin et Benoit Vignal, c'est leur découverte d'une caverne au bout du plateau qui surplombe le village de Neubourg et, mieux encore, le corsaire qu'ils y surprennent en train d'y cacher son trésor. Ce corsaire, c'est le fils d'Alexandre Davard et il arrive au moment où un parti de colons et de Montagnais remontent la rivière Paskédiac pour aller tuer Alexandre Davard, qu'on soupçonne d'enlever des enfants pour les sacrifier dans des sabbats. Le corsaire n'arrivera pas à temps pour sauver son père, mais, comme on l'apprend dans le Cercle violet, il vivra encore longtemps et donnera naissance à deux lignées ennemies, se disputant l'héritage des Davard, le trésor du Scorpion autant que les contacts avec les puissances maléfiques d'outre-monde.

En 1899, dans le Cercle violet, on assiste à la réconciliation des héritiers du corsaire Davard, qui devront surmonter l'inimitié d'un ultime Davard voué aux puissances du mal et qui devront intervenir pour empêcher l'incarnation sur Terre du démon Abaldurth. Mais le mariage d'un Michay et d'une Davard ne sera pas entièrement heureux, et même trois générations plus tard, le descendant de cette union, Vincent Michay, sera encore tourmenté par un reste de la volonté maléfique du Nécromant, Louis-Alexandre Davard.

Dans l'Arc-en-cercle, qui se passe en 1995, un lointain descendant de Benoit Vignal aboutit dans un camp de vacances non loin du manoir des Michay et il rencontrera Vincent Michay, qui porte encore le deuil de sa femme morte et de son fils noyé. Le jeune Etienne Vignal n'est pas un sujet facile pour les responsables du camp et il connaîtra bien des aventures avant de mettre un point final (selon l'auteur, en tout cas) au cycle de Neubourg et Granverger en libérant l'âme du fils de Vincent Michay de l'emprise maléfique du spectre de Louis-Alexandre Davard, mort depuis presque un siècle.

Il y a certains livres publiés pour de jeunes lecteurs qui se laissent lire indifféremment par les jeunes ou les adultes, mais il y en a d'autres où l'auteur veut plutôt capter l'intérêt des jeunes que les adultes et prend les moyens de le faire. Les aventures de deux jeunes garçons dans le Trésor du Scorpion, aux prises avec une caverne, un corsaire et un trésor ; le romantisme échevelé du Cercle violet et son héros mélancolique ; les incidents d'un été pas comme les autres pour un ado nommé Etienne Vignal, toutes ces histoires ne satisferont pas entièrement un lecteur adulte. Certes, celui-ci en retirera quelque chose, mais il ou elle aura peut-être du mal à prendre entièrement au sérieux des textes qui se démarquent aussi nettement de nos prosaïques existences au jour le jour.

Pourtant, c'est ce qu'exige leur lecture. Si certains romans tiennent la route même lorsque les lecteurs ont vieilli, c'est parce qu'ils ont fréquemment des profondeurs pas toujours appréhendées par les lecteurs plus jeunes. Par contre, l'univers serninien doit être accepté tel quel et il faut se rendre compte que tout le cadre historique et occulte du cycle de Granverger est en soi-même la métaphore et la clé de chaque récit isolé : chaque réitération de la trame serninienne fondamentale, qui raconte toujours un peu la fin de l'innocence, nous renvoie à la disparition de la magie, maléfique ou non, qui est au cœur de ce cycle, de 1595 a 1995. L'abolition progressive des pouvoirs irrationnels, les fermetures successives de portes ouvertes sur l'ailleurs, sur le surnaturel sont associées plus souvent qu'autrement à une expérience déterminante qui met fin ou transforme les rêves de l'enfance, surtout dans les œuvres-charnières du cycle : la Traversée de l'apprenti sorcier, le Cercle violet, le Cercle de Khaleb, l'Arc-en-cercle. Et ces périlleuses enfances, ces adolescences sur le seuil d'une existence autre, c'est ce que peint sans détour Daniel Sernine dans les titres de son décalogue. Or, comme il se sert du fantastique pour nous mettre face à face avec l'histoire qu'il raconte, sans nous laisser déterrer de fines allusions ou des renvois à nos réalités d'adultes, il se peut que certains critiques, sensibles surtout au manque de profondeur qui en résulte, n'apprécient pas les ouvrages de Daniel Sernine comme ils le devraient. La critique lui concède volontiers l'art de tramer des intrigues complexes, des mystères angoissants, des aventures aux multiples retournements, mais je me demande si on devine toujours où il veut en venir. Dans un certain sens, c'est plus facile pour les habitués de la littérature générale de déceler les dimensions additionnelles des contes et fables d'auteurs comme Elisabeth Vonarburg ou Esther Rochon quand elles écrivent pour les jeunes, que de se laisser envoûter par le désuet romantisme serninien, dont les éléments semblent si souvent trop ordinaires.

En fait, c'est le fantastique de Daniel Sernine qui lui permet de vivifier, d'une façon proprement extraordinaire, l'éphémère de nos existences. Ses livres ne fournissent pas de cartes offrant une vue d'ensemble de Neubourg, Granverger ou Chandeleur, point de généalogies offrant une vue d'ensemble des complexes filiations, rien que des fragments qui forcent le lecteur à concentrer son attention sur l'histoire que l'auteur raconte et sur les lieux où elle se passe. Un autre écrivain s'y prendrait différemment, mais il faut dire que ce ne sont pas tous les écrivains qui sont capables de fixer leur regard sur ce qui se passe autour d'eux. La science-fiction aime après tout filer vers l'avenir, tandis que la littérature générale préfère souvent les grandes abstractions aux détails concrets — si les auteurs de littérature générale aiment tant les histoires d'amour, c'est peut-être parce que l'amour rend aveugle… Mais Daniel Sernine rend au présent et aux détails fugaces de nos vies toute leur importance en nous rappelant à quel point ils sont vite disparus, s'évaporant comme des bulles de savon prises dans les vents du temps…