Keep Watching the Skies! nº 20, juillet 1996
Greg Egan : la Cité des permutants
(Permutation city)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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L'argent, c'est du temps. L'informatique a transformé la vieille équation des hommes d'affaires en vérité littérale : sur les systèmes multi-utilisateurs, on est facturé en secondes de CPU, et l'engorgement de la machine se traduit par une baisse du rythme des opérations effectuées, qui ne s'arrêtent jamais vraiment (en principe). En fin de compte, le résultat du programme doit être le même…
Les cyberpunks avaient déjà mis en scène les manipulations financières comme flots d'information dans la toile mondiale (je pense à certains passages des Îles du réseau de Bruce Sterling). Egan, dans un roman qui se déroule en bonne partie à l'intérieur de simulations informatiques, prend l'argent pour ingrédient essentiel de l'existence même de ses personnages — de façon beaucoup plus cruciale encore que, disons, dans ces nouvelles de SF des années 50 que nous avons tous lues (ou cru lire), situées sur des stations spatiales où chaque litre d'air est facturé aux habitants.
Car les habitants d'Egan sont des simulations informatiques de personnes humaines, réalisées à partir de numérisations du cerveau (qui supposent des avancées dans la technologie médicale bien au-delà de ce que le livre offre à voir dans d'autres domaines : passons, l'artifice est d'usage). Elles passent avec succès le test de Turing, elles sont douées de conscience… mais leur existence repose sur une coûteuse débauche de puissance informatique. Les Copies sont en général relevées sur des gens très riches peu avant leur mort et leur assurent une imparfaite immortalité, du moins aussi longtemps que les fondations que leurs originaux humains ont mises en place pour financer leur existence en auront les moyens (on imagine la tête des héritiers…). Le hic, c'est que même avec beaucoup d'argent, les machines ne peuvent pas calculer assez vite, et les Copies “vivent” au mieux 17 fois plus lentement que le commun des mortels. Et celles qui sont fauchées doivent ralentir encore plus, vivre au ralenti… Que se passerait-il si leur programme continuait à s'exécuter au rythme imperceptible d'une instruction par jour ? Du point de vue interne de la copie, il n'y aurait pas de changement, le programme étant mené à bien. Mais où “se trouvait” la conscience électronique entre les itérations du programme ?
C'est le point de départ de l'idée apparemment délirante qui conduit Paul Durham, patient d'un hôpital psychiatrique — ou est-ce la copie de Paul Durham ? — à mettre en place une étonnante proposition qui garantirait un univers nouveau, détaché de la réalité, à quelques riches Copies triées sur le volet. Dans ce but, il s'offre les services d'une passionnée d'univers virtuel au chômage, Maria, qui doit concevoir une simulation de biosphère entièrement artificielle pour pimenter la vie du nouvel univers, simulation à l'intérieur d'une simulation.
Si le roman peine à se mettre en route, alourdi par une série de personnages périphériques dont le rôle ne deviendra clair que plus tard (ou jamais), à mi-course environ il accélère le rythme et donne à l'univers informatique les dimensions des espaces infinis du space opera. Egan est peut-être en train de créer le “cyber opera” ; mais de créer comme avec timidité, en passant l'essentiel de son livre à étayer le lancement époustouflant du dernier tiers. Comme dans ces romans de l'aube de la SF qui s'attardaient sur la construction de la fusée plus que sur ce qui nous passionnait — le voyage spatial. Heinlein (qui avait l'avantage d'une tradition établie), ou Gibson (à qui son ignorance a permis de court-circuiter les détails techniques) sont des auteurs qui resteront dans toutes les mémoires parce qu'ils ont su, chacun dans son domaine et à son époque, s'affranchir de ces travaux d'approche.
Egan, nouvelliste surdoué et étonnamment inventif, n'a sans doute pas encore maîtrisé la structure romanesque : trop d'explications techniques informatiques, trop de personnages secondaires [1]… Pourtant le livre ne pourrait sans doute pas s'en passer : comme la “planète Lambert” est créée par Maria sur les ordres de Paul pour distraire les Elysiens, toutes les digressions touristiques du livre font rebondir un roman qui risquait de perdre son sel, faute par exemple de limitation des possibles dans l'univers de la simulation.
Curieusement, les deux livres adoptant des registres bien différents, la Cité des permutants peut se voir reprocher la même chose que le livre de Neal Stephenson qui l'a précédé chez "Ailleurs et Demain" : en dépit d'un admirable débordement d'idées, il pèche comme roman. Mais l'inventivité d'Egan, moins nourrie de culture historique, est étonnante de brillance, et compense (bien plus que dans le cas du Samouraï virtuel) les défauts de structure dramatique.
D'abord, par les thèmes : Egan va droit au cœur du problème philosophique de la coexistence de l'esprit et de la matière, et sait trouver une manière nouvelle de mêler technologie et métaphysique (c'est le deuxième terme de cette équation qui manque souvent aux cyberpunks, corsetés par les tropismes naturalistes du roman noir). Sa “théorie de la poussière” postule que la conscience peut se bâtir elle-même à partir d'éléments éparpillés dans l'espace et le temps, qui finissent par reconstruire la suite d'opérations nécessaires à l'exécution du programme qui constitue la personnalité. C'est la “Bibliothèque de Babel” à l'envers : Borges place dans notre univers (qui serait bien peine de la contenir physiquement) une collection de tous les livres possibles, obtenue par un emploi aléatoire mais systématique des lettres de l'alphabet, Egan assure que les lettres de notre univers, lues dans le bon ordre, peuvent “raconter” une quasi-infinité d'autres univers.
Le seul prédécesseur que l'on puisse trouver aux idées de ce livre est le roman Software, mais Rudy Rucker l'avait écrit à une époque où il ne s'était pas encore reconverti à l'informatique, et prenait encore les choses d'un point de vue mystico-mathématique — ce qui n'empêchait pas ses œuvres de se transformer en jubilatoires épanchements d'idées, et je vous les recommande toujours ! Paradoxalement, Egan prend la question de l'existence de l'esprit au-delà de l'enveloppe matérielle — de l'existence de l'âme, de la vie après la mort si vous voulez — sur un ton beaucoup moins religieux que Rucker qui, débarrassé du sexe, des drogues, et du rock'n'roll, se révèle en quête du sens dans l'univers. Tandis que pour Egan c'est au travers de recombinaisons mécaniques que la conscience s'impose à la matière. Et ce en dépit des potentialités d'éblouissements philosophiques inhérentes à un jeu joué avec des enjeux aussi démesurés.
Si Rucker est un écrivain auquel on a longtemps pardonné ses maladresses au bénéfice des idées charriées, Egan, lui, fait preuve d'une virtuosité pyrotechnique dans le maniement de la langue. On pourrait le comparer à un de ses personnages, le génie informatique Malcom Carter, qui conçoit Permutation City pour le compte de Durham et se permet d'y ajouter des passagers clandestins. Quand il les rencontre, il les convainc de façon spectaculaire de ses compétences : « "See that fountain ?" A ten-meter wide marble wedding cake, topped with a winged cherub wrestling a serpent, duly appeared (…). Carter said, "It's being computed by redundancies in the sketch of the city" » [2]. Comme Carter, Egan se permet d'inclure dans son œuvre des inutilités splendides et monstrueuses, difficiles à réaliser, pour montrer à quel point sa compétence dépasse le livre lui-même.
L'exemple le plus flagrant en est le poème liminaire, dont chaque vers est une anagramme des mots "Permutation City" — mieux encore, chaque chapitre est ouvert par un chapeau qui est lui aussi un anagramme du titre, et qui présente par lui-même (ce qui est plus dur qu'au sein d'un texte poétique) un sens en rapport avec le contenu de l'intrigue [3]. Chapeau ! Je crois qu'il faut saluer le premier roman de SF oulipien en langue anglaise. La théorie de la poussière repose sur les fascinations mathématiques des permutations, et voilà qu'Egan permute les lettres mêmes du mot "permutation" pour décorer son travail littéraire. Georges Perec et Raymond Queneau auraient apprécié cette cerise sur le gâteau.
Le lectorat francophone sait déjà, grâce au travail de l'équipe éditoriale de CyberDreams, que l'auteur australien est un nom à suivre, et je ne doute pas que chacun se jettera sur son premier roman. Et je ne pense pas que quiconque le regrettera.
Notes
[1] Ou, comme l'écrit non sans quelque venin Gary K. Wolfe dans Locus, avril 1996, « Egan has such a talent for playing with ideas that it's almost a shame that he has to tell a story ».
[2] P. 106 de l'édition reliée du livre chez Orion/Millennium, 1994 ; p. 121 de l'édition française chez Robert Laffont.
[3] Pour ceux des lecteurs de KWS qui auraient l'infortune de ne lire que l'édition française de Permutation city, voici les chapeaux en question : "Rip, tie, cut toy man", puis "Toy man, picture it" pour les passages concernant la Copie de Paul Durham ; "Remit not paucity" pour ceux qui traitent des démarchages commerciaux de Durham auprès des Copies fortunées ; et le délicieux "Can't you time trip ?", qui n'intervient qu'une fois. Enfin, Egan se permet une sous-permutation sur la fin du livre, "Rut City".
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 13-14 & dans KWS 20