Keep Watching the Skies! nº 20, juillet 1996
Joëlle Wintrebert : Hurlegriffe
recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Noé Gaillard
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On ne raconte pas les nouvelles d'un recueil, l'exercice est trop long et, quand il est réussi, risque d'empêcher le lecteur de devenir l'acheteur. Dans le cas présent, il importe que les acheteurs se manifestent pour permettre à cette heureuse initiative et à ce beau produit de continuer d'exister. Gilles Dumay nous offre une préface, des nouvelles et un interview consacrés à un seul auteur, une approche intelligente. Il est assez surprenant de le voir commencer sa collection par Joëlle Wintrebert, même si elle mérite un tel hommage, car elle n'a pas produit de SF depuis belle lurette — et on peut le regretter.
Petites remarques : la préface de Jeury est d'un intérêt très moyen, il manque en fin de volume une biblio précisant la provenance et la date de première parution des textes.
Joëlle Wintrebert est, pour moi, un cas à part en matière de SF — je la rapprocherai un peu de Richard Canal et de Gene Wolfe — car elle fait partie des auteurs qui sont peut-être écrivains avant d'être écrivains de SF. C'est un auteur pour qui semble primer l'adéquation entre le fond et la forme. Non, je ne joue pas au vieux prof nostalgique. Je veux dire que ce n'est pas uniquement l'originalité du thème ou du sujet qui importe ou la qualité de l'écriture ; ce qui compte c'est la relation étroite entre ce qui est raconté et la manière utilisée pour le faire. Joëlle écrit-raconte à tel point que parfois le lecteur, emporté par la richesse des sensations, des évocations, ne perçoit ce qui est raconté que trop tard, exactement comme le héros de l'histoire. Cela signifie que l'on ne lit pas Wintrebert comme s'il s'agissait d'un simple texte, il faut en ressentir les mécanismes jusque dans les phrases les plus courtes et les néologismes. C'est peut-être là, dans cette jouissance à découvrir comment les mots et les tournures qu'elle manipule nous amènent à ce qu'elle veut déclencher, que réside le plus grand plaisir à la lire. Elle se livre de plus à des exercices périlleux dans la mesure où elle choisit comme personnages beaucoup d'enfants — non déterminés sexuellement — troubles et cruels dans leurs perceptions du monde. Il est difficile de prêter des sentiments et des comportements justes aux enfants tant ils sont susceptibles d'en changer en permanence. Mais elle déjoue les pièges de cette ambiguïté enfantine en ciselant des phrases et des histoires d'une rare précision, d'une poésie clinique. Wintrebert me semble être en matière littéraire une parfaite praticienne de la méthode “Paranoia-critique” inventée (?) par Dali, ce qui donne des images surréalistes parfaitement maîtrisées et non fruit du hasard.
D'accord : ma critique tient plus de l'éloge que d'autre chose. Mais laissez-vous portez par ces nouvelles-bijoux et vous verrez que lire du Wintrebert, c'est le plaisir de lire, ajouté au plaisir de savoir qu'on lit…
P.S. : les souscripteurs ont dû recevoir la plaquette Défense et illustration de Miss Univers, par Roland C. Wagner, une étude sur Joëlle Wintrebert qui aurait dû figurer dans le recueil si l'entrevue qui le conclut n'avait pas été irresponsablement trop longue… ahem… L'article est focalisé sur les problèmes d'identité sexuelle dans l'œuvre de Wintrebert, qu'il décrit au passage. Excellent, même s'il souffre des greffes faites pour mettre à jour la version originale (1984) de l'étude.