Keep Watching the Skies! nº 26, novembre 1997
David Brin : le Monde de l'exil ~ le Monde de l'oubli (Rédemption – 1 & 2)
(Brightness reef)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
Jijo est une planète située à l'écart des chemins galactiques, que les particules de carbone émises par son soleil mettent en partie à l'abri des attentions non désirées des races interstellaires les plus puissantes. Conséquence : des fuyards de toute sorte s'y sont établis depuis deux millénaires, six races intelligentes en tout si l'on oublie les Glavieux, installés les premiers et qui ont déjà, eux, trouvé la Voie de l'Innocence — c'est-à-dire régressé jusqu'à l'état d'animaux lavés de leur péché originel par l'abandon de leur sapience, et révérés par tous les Jijoïens.
Ce sont des raisons aussi diverses que leurs morphologies qui ont poussé à l'exil jijoïen les représentants des six races : Qheuens (sortes de crabes à symétrie pentagonale), Urs (centaures au dimorphisme sexuel poussé), Traekis (piles de tores à l'individualité composite), g'Keks (montés sur roues et surmontés de tentacules), Hoons (humanoïdes chevalins) et humains. Derrière leur arrivée peuvent se cacher des conflits avec d'autres races (occasionnellement conclus par l'extermination de la souche d'origine des réfugiés), ou à l'intérieur de leur propre race, des rébellions contre les lois eugéniques galactiques, ou plus généralement contre le bel et paternaliste ordonnancement de l'Élévation, ce système où toute race évoluée (c'est-à-dire ayant accès à la sapience puis au vol interstellaire, les deux semblant vécus comme indissociables par Brin) est la “cliente” d'une race “patronne” à qui elle doit son statut. Seuls les humains affirment s'être faits tous seuls — au grand scepticisme de la Galaxie, et de certains des humains jijoïens —, et c'est le ressort essentiel de toute la série, depuis Au cœur du soleil et Marée stellaire.
Tous les colons de Jijo sont cependant flétris du même péché originel : à l'échelle galactique, ce sont des squatters, des pollueurs, installés illégalement sur une planète qui est censée passer un million d'années en jachère pour permettre à l'évolution naturelle d'y reprendre ses droits après la disparition de la race dominante autochtone, les mystérieux Buyurs. Ils n'ont laissé à la planète que des ruines soigneusement ravagées par souci écologique, et un certain nombre d'animaux artificiellement engendrés, comme ces “passe-heureaux” (bonne trouvaille du traducteur) qui font fonction de réveille-matin…
Pénétrés de respect pour la virginité (souillée) de Jijo, et terrifiés d'une découverte par les forces de l'ordre de la galaxie, les Six races ont mis au point toute une tradition religieuse qui impose à leur civilisation d'être le plus biodégradable possible, et la maintient dans un état de basse technologie, état dans une certaine mesure inévitable au vu de la perte des ressources et des archives de la civilisation galactique. Toute cette tradition a naturellement donné naissance à diverses interprétations et hérésies, et Brin multiplie les extraits des Écritures Sacrées. Mais, à mon sens, il ne cache jamais son peu de goût pour la révérence non-critique et l'écologisme militant — et on peut penser que ceci s'applique aussi à la planète Terre contemporaine ! Ce gars est trop entier pour savoir ménager les retournements de point de vue, on le voit venir avec ses gros sabots pour le prochain volume de la trilogie — précisons que J'ai Lu nous livre ici en deux moitiés ce qui n'est que le premier volume d'une trilogie aux U.S.A.
S'il était mieux raconté, on ne tiendrait pas rigueur au livre de cette technophilie juvénile — et fort sympathique au demeurant, fondée qu'elle est sur des idéaux de liberté individuelle, culture pour tous et fraternité entre les peuples de la Galaxie. Hélas Brin, qui avait déjà donné avec Élévation un fort indigeste pavé, aggrave ici son cas en ne parvenant à livrer, en deux fois quatre cents pages, que le premier tiers d'un roman. Disons pour être bref qu'un jour, arrive un vaisseau spatial sur Jijo… mais tout est laissé en plan en fin du volume 2, et tout, c'est beaucoup, car Brin a choisi de morceler le récit entre pas moins de sept protagonistes-narrateurs, qui prennent part à trois fils d'intrigue pour le moment bien distincts. Résultat : si la planète Jijo est un milieu qui reste mémorable, le récit est saucissonné en petites tranches qui s'achèvent souvent sur des cliffhangers très convenus, et dont il faut patienter cinquante pages pour connaître la résolution. On a le temps d'oublier, ou de perdre son intérêt. Les répétitions abondent. Le style et la traduction n'aident pas, ni les coups de chapeaux trop appuyés à Huckleberry Finn. Du coup, le lecteur — enfin, moi, en tout cas — s'énerve, et remarque tous les défauts, juvéniles une fois encore, de Brin : inutile complication des noms et de la morphologie des extra-terrestres, disproportions dans l'échelle temporelle (entre le million d'années de jachère et la conservation de restes archéologiques des Buyurs). Dans une aventure rapide et enlevée comme Élévation, on passait sur de telles vétilles sans s'arrêter. Que le rythme faiblisse, et ça peut devenir insupportable. Bref, en l'état actuel des choses, Rédemption forme une paire de livres à déconseiller.