Keep Watching the Skies! nº 27, décembre 1997
Jean-Claude Albert-Weil : Sont les oiseaux… ou Europia
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
Avec ce livre, qui semble être plus ou moins passé inaperçu des amateurs lors de sa parution l'an dernier, on a affaire à une uchronie, du type le plus courant (que se serait-il passé si l'Allemagne nazie avait gagné la guerre), mais aussi le plus dérangeant, à cause de ses ambiguïtés, et peut-être de sa perversité.
On y assiste en effet tout simplement à l'ascension du cinquième Führer, fils caché du troisième (!), au sein d'un Empire continental européen. Les dernières pages relèvent du roman d'aventure, avec poursuite, déguisements, etc., ce qui les précède constituant une longue mise en place, mais bien assez riche en détails, explications et anecdotes pour se lire sans ennui aucun, sinon sans irritation.
Il est vrai qu'on nous explique que si Hitler a su manœuvrer une fois la France à terre, et chasser les Anglais de Méditerranée, d'où sa victoire définitive, et si l'URSS est réduite à la Yakoutie, le “premier Führer” est mort rapidement, et ses successeurs se sont lancés dans deux vagues de dénazification, de sorte que Hitler est défini par ses héritiers directs comme “syphilito-alzheimérique”. On pourrait évidemment faire un parallèle avec la déstalinisation. Il n'est par ailleurs plus question d'antisémitisme, du moins pour ce qui est de la politique gouvernementale : on lit que « certains auteurs audacieux admettaient même que l'Empire dans ses débuts avait commis une erreur idéologique de type occidental bourgeois par un accès de praxis déviationniste désémitologique » et que « on évanescait la question, au mieux on l'entortillait dans les mots » (p. 30), et il est indiqué que le principal personnage féminin, maîtresse du héros, est d'origine juive, il est même question de juifs traditionalistes installés à l'île d'Yeu près de la tombe sacrée d'un vieux rabbi — transfert d'un goût discutable.
Par ailleurs trois états juifs concurrents existent dans ce monde, “Israel's” soutenu et par les U.S.A. et par l'Empire, le Birobidjan conquis par ce dernier, et un morceau de Madagascar cédé par la France… Et des partis communistes, à vrai dire fort domestiqués, fonctionnent dans les différents pays de l'Empire. Ce qui ne veut pas dire que la période de la guerre soit reniée, pas plus que la collaboration, loin de là : Pétain est qualifié (p. 358) de « bon vieillard qui avait toujours symbolisé le bien et la paix » et on croise à côté d'une esplanade Kant un boulevard et un dirigeable Sacha Guitry, une avenue Marcel Déat, un stade Arletty, clin d'œil et à la “collaboration horizontale” et au stade parisien Charletty (p. 329) ou un cargo Paul Chack (p. 329), du nom d'un écrivain maritime et anglophobe fusillé à la Libération dans notre univers. Histoire de faire grincer quelques dents, on suggère quelques ralliements d'intellectuels, avec Rose Eluard dans un dîner officiel, et une chanson sur le thème “sur mes cahiers d'écolier, j'écris ton nom, mon Führer”. S'y ajoute une évolution de la langue française, manifestement sous l'effet de l'allemand et de ses mots valises, mais avec aussi des passages au rythme typiquement célinien, et des accumulations d'invectives propres à l'extrême-droite, plus des néologismes. On en a eu un aperçu dans les lignes qui précèdent. On peut ajouter par exemple des attaques contre « la ploutoplouchrie charabianglocouineuse langagique de négro-drogués imbitables » (p. 158), « quelque haut-diseur-parlo-vaticino-ratiocineur membre éminent de la haute-disance internationale » (p. 252), « les ignocrates anti-Empire du monde extérieur, abrutis par le dérangé Viennois-bourgeois 1900 ecclésiastique Sigmund Freud, ennemi d'une humanité qui pourrait, sans les croyances, être éprise de sagesse et de paix » (p. 310) ou une note sur « terrains communaux qui avaient été largement rétablis puisqu'on cherchait à effacer les actes criminels misérabilistes de la révolution robespiste » (p. 366) : ce sont par ailleurs quelques phobies de l'extrême droite, de Nuremberg à Vitrolles(-en-Provence ?).
Ce mélange, et cette euphémisation du nazisme, vont au-delà du simple problème du point de vue du narrateur. Après tout, même si celui-ci n'est pas identifié, même s'il reste l'auteur, tout, à commencer par le vocabulaire et la syntaxe — jamais gênantes pour la compréhension, malgré leur relative étrangeté —, indique qu'il baigne dans cet univers, sans recul. C'est une des règles implicites de l'uchronie. On ne saurait donc lui reprocher de ne pas s'indigner. Mais l'impression de malaise est tenace, aggravée par quelques notations discrètes qui sont parfaitement étrangères à l'univers imaginé, et viennent directement de notre univers, comme lorsqu'à plusieurs reprises est employé le mot "crapulterrands" — curieusement, la carrière vichyste du feu président n'est pas utilisée… —, lorsqu'il est question (p. 381) de « deux femmes de ministres, soi-disant journalistes », ou lorsque percent de solides nostalgies coloniales, entre le maintien de colonies à côté de territoires cédés aux autochtones — et dans une situation désastreuse — que ce soit à Madagascar ou en Algérie, avec des notations comme « partout où la colonisation avait renoncé, les sauvages se massacraient entre eux à qui bouffe l'autre » (p. 332), ou très indirectement avec un jeu de cartes appelé « la sévère Dégaulette 62 » (p. 337). On a même droit à un couplet sur les risques d'envahissements par l'immigration sauvage, qu'il s'agisse de juifs d'Afrique du Nord appelés « rattalis » (!) ou des Chinois dont il est dit tout benoîtement que « nos rats de Méditerranée, c'est de la rigolade à côté de cette pullulante vermine » (p. 206), plus l'idée que la “Grande maladie” vient de l'extérieur et que de façon générale les étrangers à l'Empire sont vecteurs d'épidémies. Même si le nauséabond est noyé dans le propos général, il est présent.
Mais les choses sont bien plus compliquées. En effet, le Reich dépeint est non seulement apparemment vivable, mais encore par bien des aspects sympathique. Entre Welfare state et soucis — très relativement — écolos, avec surtout une forte dose de libéral-libertaire — mais pas de libertarisme. Chacun peut y être nourri gratuitement, dans des “distributeks”, on cherche à y faire durer le plus possible les produits de consommation — une loi interdit de jeter une automobile de moins de dix ans —, à éviter presque totalement le recours à l'énergie nucléaire, à ménager les ressources naturelles — bien qu'une des grandes affaires soit la construction de la “panfoulia”, autoroute-défouloir géante de Gibraltar à Vladivostok, qui ne va nulle part, mais est là pour distraire la population — il est vrai que la plupart des véhicules y utilisent des carburants “propres” —, à disperser l'industrie — la base des automobiles est produite par de grandes entreprises, mais elle est ensuite complétée dans de petits ateliers. Et on refuse l'idée de l'Homme comme maître et possesseur de la nature. S'y ajoute la plus grande liberté sexuelle, et un combat idéologique contre le “croyancialisme”, c'est-à-dire toutes les religions — sans persécutions aucune, au nom d'une philosophie officielle existentialiste, d'où de multiples références à Heidegger, y compris le nom du principal quotidien cité, qui est tout simplement le Sein und Zeit… D'où, au total, des tirades du genre : « Non, le travail n'est pas sacré ! Non, la sexualité n'est pas une activité à la fois trouble, sublime, indécente et coupable ! Non, la compétition ne dégage pas d'homme supérieur ! Non, celui qui gagne n'est pas le meilleur, non le progrès n'est pas aveuglément bon ! Non, la croissance à n'importe quel prix n'est pas bonne ! Non, il n'y a pas de vérité transcendante, et l'homme n'est pas une créature exceptionnelle » (p. 372), ou, entre inquiétudes face à la mondialisation et “anti-maastrichisme” transposé : « La venue des cosmopolitiens au pouvoir signifierait bien entendu une normalisation par rapport au reste du monde, une croissance considérable certes, avec abondance d'objets et baisse des prix, mais bien entendu un chômage lourdement corrélatif, une démographie déferlante, un envahissement de nos beaux pays par tout ce qui traîne au dehors, les maladies nouvelles et celles qui étaient dues à la malnutrition par l'abus des viandes hormonées issues des élevages en batterie naturellement interdits dans l'Empire, l'abrutissement sportif des masses, l'abrutissement consumériste audiovisiuel, le recul inévitable de l'anticroyancialisme, le travail-terreur, la pollution généralisée, les engrais-poison, le pain qui donne le cancer » (p. 299). Je me demande si cela ne pourrait pas être en large partie contresigné par d'aucuns s'inscrivant dans la “gauche plurielle” de notre univers. Et c'est encore plus le cas d'une charge manifestement lancée contre la maison Bouygues : « le consortium bétonnier, la pieuvre grise qui contractait parfois avec des tueurs, s'était acquis des ministres dans plusieurs gouvernements de l'Empire et plaçait ses hommes de confiance un peu partout, surtout dans la télévision, dont ils voulaient acheter une chaîne » (p. 298) ou d'une charge contre les excès de la publicité, avec une crème anti-âge comme exemple (au sens de “faire un exemple”), et contre le vedettariat télévisé, avec interdiction de paraître sur le petit écran plus d'une année…
Tout cela pourrait sembler bel et bon, surtout si l'on n'aime pas PPDA, et certains en oublieraient presque d'où vient cet univers. Et peut-être même que dans un raisonnement des plus discutables, la production sauvage et illimitée est présentée comme une conséquence de l'universalisme et des Droits de l'Homme… Et encore plus cette scrogneugneurie inconséquente qui consiste à tonner contre les réalités virtuelles qui fabriqueraient un homme conditionné.
On en oublierait même les ambiguïtés de la libération sexuelle mise en scène, où tous les goûts sont acceptés et même promus, avec une franche préférence pour la “sexualité non vaginale” — il est largement question de “restau-léchoirs” avec détails sur les variétés proposées —, au nom de la limitation des naissances et du refus de la “proliférance” — il y a une taxe au troisième enfant. Et où les frustrations sont présentées comme à la base du pire, avec des terroristes intégristes, en Algérie, définis comme des « atrophiés sexuels hypertrophiés religieux » (p. 355). Cette “libération”, en effet, semble fortement à sens unique, et pas seulement parce que le point de vue du narrateur est purement masculin. En dehors même du fonctionnement de centres d'insémination, directement hérités de “notre” nazisme, et présentés comme des archaïsmes déplorables, on a droit à de bons souvenirs d'adolescents appartenant manifestement à la “race des seigneurs” et s'amusant à “chasser” de “petites slaves des champs”, et à quelques tirades sur le droit (?!) des femmes à être purement des objets sexuels : « Nous en ferons toutes des putes… gentilles… indépendantes… Des hétaïres… L'anti-Vierge Marie » (p. 154)… Soit dit en passant, on n'est pas très très loin de Gérard Zwang, apôtre de la libération sexuelle aux embardées idéologiques parfois surprenantes.
Voilà qui est bien compliqué. Le scandaleux et le sulfureux se mêlent trop étroitement au plutôt sympathique pour que le malaise puisse se dissiper. Et on se prend à s'interroger sur l'auteur, sur son identité, sur ses mobiles. Son talent n'étant pas en cause, dans cette reconstitution totale d'un monde uchronique, pas plus que sa culture. Et le jugement — moral ou historique, l'intérêt “littéraire” ou science-fictionnesque étant indéniable — ne peut qu'être hésitant. On peut même se demander où commence le canular, ou faire une lecture aux antipodes de ce que semblent être les intentions de l'auteur, en lisant les attaques explicites contre les religions comme une défense d'icelles, les éloges comme des critiques, les références aux sophistes comme des coups de chapeau à Socrate et Platon officiellement décriés, et celles à l'existentialisme comme une mise en évidence des liens, à travers Heidegger, entre celui-ci et le nazisme. D'une certaine façon, en sortant du livre, en revenant à l'Histoire, et en renvoyant les principes supposés positifs du monde uchronique aux réalités du nôtre, on a affaire à une critique dévastatrice, et qui pourrait faire grincer presque autant de dents que la description au premier degré d'un Reich quasi-idyllique — façon “nazisme et dialogue”, dirait Karl Zéro. Pourrait aller dans ce sens une des dédicaces, “au Club de Rome”, renvoyant à la volonté d'équilibre — pour le moins — dans la production, et la citation de Swift en exergue, « L'objet que je me suis principalement assigné est de tourmenter le monde plutôt que de le divertir ». De fait, il y a de quoi être tourmenté, c'est-à-dire réfléchir sur un livre qui fonctionne comme un piège, et bouleverse l'ordre du bien et du mal, plus encore qu'il ne les inverse.
