KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Serge Quadruppani : Je pense donc je nuis (@lias – 1)

Max Morora : la Vengeance et l'extase (@lias – 2)

romans de Science-Fiction, 1997

chronique par Sébastien Cixous, 1998

par ailleurs :

En avril 1997, lors de la 24e Convention nationale de Science-Fiction qui s'est déroulée à Nancy, Raymond Audemard organisait, de-ci, de-là, des réunions informelles destinées à recruter des auteurs pour une nouvelle collection de SF populaire baptisée "Macno". Cette création des éditions Baleine, calquée sur la série du "Poulpe", devait mettre en vedette un héros récurrent sans existence physique puisqu'il s'agissait d'une Intelligence Artificielle libertaire répondant au doux nom de Magasin des Armes, Cycles et Narrations Obliques !(1) Chaque volume devait être signé par un auteur différent et faire évoluer l'I.A. (institution acronymique ?) dans un univers non partagé : la symbolique année 2068 telle que l'imagineraient ou plutôt, la fantasmeraient chacun d'eux. Pari amusant, mais hasardeux tout de même car la discontinuité de la toile de fond est susceptible de décourager bon nombre de lecteurs plus habitués au confort des interminables sagas héroïco-spatiales. On ne change pas du jour au lendemain les mœurs de lecture et le public SF est, hélas, l'un des plus conservateurs qui soit ; les éditions Baleine risquent de l'apprendre à leurs dépens. Précisons pour clore le sujet que la sortie officielle de la collection a été différée suite au “divorce” survenu entre Raymond Audemard et le cétacé. Résultat des courses : "Macno" est devancé d'une courte tête par "@lias", un produit concurrent peut-être mieux calibré et bénéficiant d'une campagne de publicité exceptionnelle (luxueux dossier de presse, site Web réalisé par Net P@rtners…). Autant dire que le Fleuve noir semble placer de sérieux espoirs dans l'avenir de cette collection, dirigée par Serge Quadruppani, co-fondateur du "Poulpe".

Alias n'a rien d'une I.A., même si son intelligence — nous le verrons — se révèle parfois artificielle.(2) C'est l'un des nombreux pseudonymes dont use un mystérieux génie du crime, un anarchiste qui prépare la “Grande Panne Finale”. Ce dernier s'inscrit dans la lignée des plus célèbres méchants de la littérature populaire aux côtés de Fantômas, Fu Manchu et Mabuse. Disons pour simplifier qu'il est une parfaite illustration du concept anglo-saxon de “villain-hero”. “Villain” parce que ses exactions relèvent d'un sadisme et d'un machiavélisme rarement atteints, “hero” en raison de la fascination qu'il suscite : il réveille les plus basses pulsions de l'individu et engendre des rêves d'impunité.

Expert dans l'art du déguisement, façon Mission impossible,(3) Alias dispose d'un véritable arsenal technologique qui donne à la série une coloration science-fictive de bon ton, une touche de modernité camouflant tant bien que mal la vétusté de la recette. "@lias", c'est le feuilleton de grand-papa à l'heure du Cyberespace, un salmigondis mitonné dans une vieille marmite et servi dans un plat d'argent. La remarque ne se veut pas péjorative — vous savez comme moi ce que le proverbe dit des vieux récipients ! Le fait est que la collection ratisse large et adresse des clins d'œil aguicheurs aux amateurs de Science-Fiction. L'éditeur annonce d'ores et déjà que, dans les prochains épisodes, Alias répandra sur le monde une armée de clones assassins, manipulera des révolutions africaines et réduira à néant l'Euro. Les opposants au Traité de Maastricht devraient adorer !

Mettant un point d'honneur à montrer l'exemple, Serge Quadruppani inaugure la collection avec Je pense donc je nuis. L'auteur de Tir à vue y donne le ton, s'attache à planter le décor et présente les principaux protagonistes de la série, à commencer par le personnage éponyme : « Alias, c'est le criminel moderne par excellence. Au fond, une seule, une unique passion l'anime, celle de nuire. » (p. 32). La description est nette, concise. Elle tend à placer l'anarchiste au-dessus du lot. Il n'est pas un délinquant comme les autres, il est le criminel. La référence à la modernité opère quant à elle comme un coup de sabot rétrospectivement asséné à ses devanciers. Les auteurs qui tentent d'épousseter les mythes et revisitent les archétypes recourent souvent à des formules analogues. Certains se souviennent peut-être de Lestat déclarant sous la plume d'Anne Rice : « Nous vivons une époque à laquelle convient une autre incarnation du mal. Et cette incarnation, c'est moi. Je suis le vampire des temps modernes […] Je parcours le monde sous les traits d'un humain, je suis le pire démon qui soit, le monstre qui ressemble au commun des mortels. ». Quadruppani ne recule pas, lui non plus, devant la diabolisation de son personnage. Il écrit (p. 84) : « Alias n'est pas l'ennemi nº 1. C'est l'Ennemi. ». Référence satanique(4) que renforcent l'emploi du pseudonyme “Nekron 666” (p. 109) et le surnom de “Lucifer” adopté par l'un de ses complices. L'effet paraît un tantinet grotesque, si l'on se donne la peine de l'analyser ; il découle pourtant d'un vieux procédé narratif consistant à imposer au lecteur des images fortes plutôt que de les lui suggérer. Quadruppani demeure d'ailleurs en retrait par rapport à ses prédécesseurs qui n'hésitaient pas, dans ce domaine, à enfoncer le clou. Ainsi dans la Comtesse Cagliostro, Maurice Leblanc diabolisait à outrance Joséphine Balsamo : « Est-ce que l'image de cette femme ne se confondait pas avec tout ce qui était ici bas désastre, bouleversement, cataclysme, souffrance infernale ? […] Elle était le grand fléau qui dévaste et qui tue. Elle était l'incarnation même de Satan. Elle était le néant et la mort ! ».(5) Après cela, il n'est plus permis d'hésiter une seule seconde sur la nature du personnage ! Les grands méchants de la littérature populaire naissent des amours incestueuses de l'exagération et du mélodrame ; Alias n'échappe pas à la règle. Dans la Vengeance et l'extase, Max Morora use avec complaisance d'effets amplificateurs. On peut par exemple lire (p. 256) : « Le mégacriminel se hissa lestement sur la scène, laquelle était elle-même, derrière sa muraille humaine, livrée à un fameux désordre. ». Force est de constater que le poids des mots n'affecte pas l'agilité d'Alias !

À l'instar d'Arsène Lupin, qui, en esthète du cambriolage, signait ses exploits d'une carte de visite, notre anarchiste envoie des bristols sur lesquels il révèle sa nature hédoniste. Un méchant se doit d'avoir une motivation : la vengeance, la folie, la soif d'argent ou de pouvoir… Alias est tout simplement “criminel pour le plaisir” (Je pense donc je nuis, p. 86). Seulement voilà, le chaos généralisé exige une dépense d'énergie excédant de beaucoup les facultés contributives d'un seul homme, quand bien même mériterait-il l'appellation — incontrôlée — de “mégacriminel”. C'est la raison pour laquelle Alias se trouve placé à la tête d'une véritable organisation vouée à la désorganisation, regorgeant de personnalités hautes en couleur telles que La Morve, un nain pervers et infirme aux manies répugnantes, ou Princesse Léïla, une vénéneuse fleur de banlieue régnant sur un essaim d'amazonardes. Et comme un méchant digne de ce nom se doit d'avoir des ennemis jurés, Alias est opposé à un as de l'antigang, le commissaire Broutard, ainsi qu'à une femme d'affaire prête à tout, Margaret Amos.

Les ingrédients sont classiques, mais ne suffisent pas à la réussite du salmigondis. Ce plat nécessite en outre l'acquisition d'un bon tour de main, car si Quadruppani coiffe brillamment sa toque de maître queux, Morora semble ne jamais avoir obtenu son C.A.P. de cuisine.

Je pense donc je nuis se présente comme un roman jouissif, iconoclaste et caustique, servi par une écriture plutôt soignée en dépit de quelques scories, lourdeurs et répétitions. C'est dommage, car une relecture rigoureuse aurait permis d'éliminer sans peine ces défauts mineurs, visiblement imputables à une baisse d'attention ; le talent de l'auteur ne saurait être mis en cause.

Plus qu'un roman au sens strict, Je pense donc je nuis apparaît comme un enchevêtrement de nouvelles rythmées et revigorantes. L'intrigue est mince, souvent tirée par les cheveux, mais savamment camouflée par une pléthore de rebondissements enchaînés avec métier. De fait, le lecteur évite de se poser un certain nombre de questions légitimes, aptes à contrarier son plaisir. Il faut admettre qu'Alias est capable de beaucoup de choses — si vous avez été formé à l'école de Ponson du Terrail, vous ne devriez éprouver aucune difficulté. Au fond, rien de tout cela n'est vraiment sérieux. Jubilatoire, Quadruppani nous offre un hymne politiquement incorrect dont l'esthétique n'est pas sans rappeler la bande dessinée. Il trempe sa plume dans l'acide et se délecte à brocarder quelques célébrités que l'on reconnaît ici et là, à mots plus ou moins couverts.(6) Notons enfin que Je pense donc je nuis décrit Alias comme un individu atteint de troubles de la personnalité multiple, ressort scénaristique commode autorisant de plaisantes variations et justifiant surtout, au travers d'un comportement imprévisible, voire irrationnel, bon nombre de péripéties.

Cette ficelle utilisée avec mesure par Quadruppani s'épaissit chez Morora au point de constituer un véritable écueil. Partagé entre la Vengeance et l'extase, Alias prend des allures de pantin gouverné par les variations lunaires. L'auteur oublie un peu trop vite que ce n'est pas parce que l'on est anarchiste que l'on doit faire n'importe quoi ! Où est le criminel génial qui met en échec toutes les polices ? Alias ne doit ici sa liberté et sa vie qu'à l'incompétence des forces de l'ordre, comme en témoigne le patronyme d'un commissaire rencontré p. 22 : “Kelzéro” !

La caricature devient rapidement l'un des principaux travers de Morora. Ce dernier pousse à un tel degré la malveillance des personnages qu'il les rend plus stupides qu'effrayants. Les scènes de violence méritent amplement le label gore, mais sont déclinées sur un style clinique qui annihile la moindre émotion. Morora se veut provocateur, il ne parvient qu'à être vulgaire. Les digressions bavardes et la grossièreté gratuite(7) étouffent le récit, déjà ruiné par de trop nombreuses invraisemblances.

L'aspect science-fictif du roman, qui intéresse au premier plan les lecteurs de KWS, se révèle également décevant. Il est question dans la Vengeance et l'extase de la mise sur le marché d'une nouvelle drogue, la “phokine”, que son inventeur qualifie de “molécule de l'hyperviolence joyeuse”. Hélas, l'auteur ne s'intéresse nullement aux retombées sociales du phénomène dont les effets, il est vrai, ne franchissent guère l'enceinte d'une rave party.

Bref, le seul bon point que l'on puisse accorder à Morora sanctionne le choix d'un pseudonyme délétère, exprimant à merveille combien son roman est empoisonnant.

Parvenu à ce point de la critique, on est en droit de se poser deux questions essentielles. La première touche à la pertinence d'une telle collection. Non pas que je mette en cause ses chances de succès : elle comporte à la base tous les ingrédients propres à recueillir une large adhésion. C'est au contraire son éventuel impact sur le public qui m'inquiète. Est-il judicieux, à un moment où un fort courant antiparlementaire ressuscite dans l'Hexagone, de diffuser des ouvrages aux accents démagogiques opérant par brouillage des repères idéologiques, sachant qu'une portion non négligeable du lectorat n'aura aucun recul face aux opinions qui y sont développées ?

La seconde question concerne la façon dont Serge Quadruppani envisage son rôle de directeur de collection. Nous avons vu qu'il était un écrivain confirmé manipulant avec une franche dextérité les archétypes du roman populaire. Je me demande simplement pourquoi il n'exige pas d'autrui les contraintes qu'il s'impose à lui-même. Alias n'a ni dieu ni maître ; souhaitons tout de même qu'il ait un directeur de collection digne de ce nom…

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 28, mai 1998


  1. C'est à se demander si ce nom ne leur a pas été soufflé par Stan Barets…
  2. Les personnages littéraires ont beau posséder sur le papier un Q.I. supérieur à la moyenne, leurs actes et leurs pensées ne sauraient dépasser la capacité cérébrale de l'auteur qui leur insuffle vie.
  3. Pour ne pas dire Fantômas revisité par André Hunebelle…
  4. Le mot Satan vient de l'hébreu Haschatân signifiant l'ennemi ou l'adversaire.
  5. À la p. 135-136 d'Arsène Lupin, volume présenté par Francis Lacassin (Robert Laffont › Bouquins, 1986).
  6. Les récents déboires politico-judiciaires d'un descendant de Jules Verne devraient inciter les auteurs de la série à davantage de prudence…
  7. Voir par exemple (p. 150) le chapitre poétiquement intitulé "l'Art d'enculer les pauvres en se faisant lécher la chatte" !

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