KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Gregory Benford : la Sphère

(Cosm, 1998)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 1998

par ailleurs :

« On se rend compte à quel point les écrivains de littérature générale ont la vie plus facile ; ils peuvent écrire d'après nature… » remarquait en substance Benford dans une entrevue, il y a une vingtaine d'années. Il faisait allusion aux nombreux épisodes de son roman un Paysage du temps qui se déroulaient dans son propre milieu universitaire. Après toute une série de romans lancés au travers du futur lointain et de l'espace profond, le voici qui remet en scène une version gauchie de son quotidien à l'Université de Californie à Irvine, UCI.

Alicia Butterworth est professeur de physique à UCI, et a obtenu la possibilité de réaliser une expérience de son cru dans l'accélérateur de particules de Brookhaven, près de New York. Un accident inexplicable interrompt le travail ; se trouve dans les débris une mystérieuse sphère aux propriétés inexplicables que le professeur Butterworth s'empresse de ramener en Californie pour l'étudier tout à loisir. Pas très honnête — il faut reconnaître que ses collègues de Brookhaven ne se comportent pas non plus de façon très loyale (même si légale) avec la communication de ses propres résultats expérimentaux.

Ce n'est que quand elle, l'expérimentatrice, parle de tout cela à un théoricien de Cal Tech, Max Jalon, qu'ils comprennent l'enjeu extraordinaire de ce qui est tombé entre leurs mains : une fenêtre vers un autre univers, semblable au nôtre mais indépendant, et qui connaît une évolution sans cesse accélérée. Fascination et menace tout à la fois. Et aussi la source de problèmes légaux qui ne feront que croître, car les scientifiques et administrateurs de Brookhaven veulent à tout prix récupérer le “Cosm”, comme on l'appelle désormais, et les résultats expérimentaux obtenus par Alicia et son assistant post-doctoral.

Les événements s'enchaînent alors, portés par la mécanique bien huilée qu'est l'écriture de Benford — s'il se laisse de temps en temps aller au tic consistant à décrire en termes de physicien les particularités du monde ordinaire ou des sentiments humains, il se montre aussi un observateur perspicace de la réalité sociale. Alicia, le professeur Butterworth, passe beaucoup de temps à donner ses cours, à combattre avocats, journalistes, et collègues universitaires ayant basculé du côté administratif, à essayer d'équilibrer sa vie privée — elle est femme, et noire, ce qui ne facilite pas son intégration dans la vie sociale de son environnement professionnel. Les événements prennent parfois un tour dramatique, mais ils se cantonnent le plus souvent dans le rôle de simple faire-valoir comique face à l'envoûtement de la découverte scientifique. En décrivant, dans un futur assez proche pour être semblable à notre monde (l'action se situe en 2005), son université (UCI), et sa ville de résidence (Laguna Beach, à proximité), Benford s'offre de multiples occasions de piques expédiées à tout ce qui l'irrite ou lui paraît ridicule, des restaurants aux médias en passant par les parades vestimentaires des étudiants. Son passage au vitriol à propos des aspirants étudiants en médecine (une spécialité universitaire de prédilection pour les jeunes aux dents longues aux USA) qui viennent marchander une augmentation de leur note est absolument désopilant, et bien enraciné dans l'expérience commune des enseignants universitaires américains. S'il exprime en l'occurrence l'opinion presque universelle de la profession, le point de vue de Benford est en général conservateur, peu patient à l'égard de la pédagogie envahissante ou de l'affirmative action. Ce point en particulier est bien entendu détaillé via les vues d'Alicia sur la question — elle doit son succès à son talent individuel, et prend facilement la mouche quand on veut la réduire à son groupe ethnique.

Tout cela, pourtant, est de peu d'importance au regard de la fascination de la découverte progressive du Cosm et de son évolution. On se serait cru embarqué pour un roman de physique des particules, c'est la cosmologie qui lui vole la vedette, et l'évolution accélérée de l'univers nouveau permet d'en vérifier les hypothèses de visu. Mais avant le spectacle, il aura fallu comprendre de quoi il retournait, et Benford tente de montrer des fragments de la navette entre formulation d'hypothèses et confirmation expérimentale (incarnée ici dans le dialogue entre Max et Alicia) qui est au cœur de la méthode scientifique. Comme dans Diaspora de Greg Egan, les idées cosmologiques proviennent de publications parfaitement sérieuses, et référencées en fin de volume. Le point de vue étant celui d'Alicia, les théoriciens sont parfois l'objet de quelques plaisanteries (ces gars sont vraiment trop perdus dans leurs maths ; nous nous avons les mains dans le cambouis !) mais ce sont leurs visions qui fournissent les passages les plus émerveillants du livre. Crobards, diagrammes et données chiffrées viennent à l'appui de la démonstration là où le verbal linéaire ne peut plus aller ; et prêtent un concours précieux à la clarté de l'ensemble — en se privant de ce concours, Greg Egan rend certains passages de Diaspora un peu plus touffus qu'ils auraient pu l'être.

N'espérez pas pourtant que surgisse du Cosm quelque communication codée permettant un premier contact à la façon d'un Paysage du temps. Comme roman de Science-Fiction, la Sphère peut paraître décevant : la singularité profonde de l'objet au centre de l'intrigue, pour fascinante qu'elle soit, n'aura de rapports avec les rebondissements du roman qu'à la faveur des dangers occasionnels, mais réels, que peut présenter un objet qui émet de l'information sous forme de radiations électromagnétiques (lumière !), avec de subites variations d'intensité. Le schéma rappellerait plutôt celui d'un ouvrage précédent de Benford, Artifact. Tout l'aspect dramatique du livre, ou presque, est dû aux manœuvres autour du Cosm, aux conflits à l'intérieur et à l'extérieur de l'université.

Ce divorce entre la passion et l'action rendra le livre fade à quiconque reste indifférent à la beauté fatale de la science — on espère que ce n'est que rarement le cas des lecteurs de SF. Je me dis que ce divorce, au sein d'un livre visiblement cher à son auteur, pourrait être l'expression littéraire du divorce au cœur de la vie professionnelle des universitaires, enseignants par obligation (du moins à un niveau élémentaire) et chercheurs par passion. Le personnage d'Alicia adopte sans ambages cette attitude, et nombre de ses réflexions laissent à penser que c'est aussi celle de Benford dans sa vie réelle.

Ce qui ne saurait signifier qu'Alicia est un double artificiellement symétrisé de Benford (homme/femme, Blanc/Noir). Elle prend la mouche facilement — en de nombreuses circonstances, et préfère travailler dans la solitude, entourée seulement d'un thésard et d'un assistant (apprécié pour sa loyauté, c'est noté), et de Max, avec qui la relation devient vite amicale. En tant que chercheur moi-même, je tiens fortement à l'opinion selon laquelle toute découverte appartient au patrimoine intellectuel de l'Humanité, et la publication scientifique est un devoir impérieux. Alicia, maîtresse par accident (ou presque) d'un phénomène exceptionnel, qui pourrait intéresser des collègues de toute une série de spécialités voisines, s'enferme dans l'observation en presque solitaire, enregistre pour la postérité, mais n'invite personne d'autre à vérifier l'expérience ou à poser les questions qu'un protocole expérimental idoine permettrait de résoudre. Elle se refuse jusqu'au dernier moment à publier ou à donner des séries de séminaires. Plus grave et plus curieux encore, elle laisse pourrir ses relations avec son directeur de département, et adopte vis-à-vis de la loi une position de rébellion qui ferait mourir de peur l'universitaire moyen. Une attitude aussi têtue frise l'irréalisme — et se remarque d'autant plus dans un roman qui présente une image fidèle de la sociologie de la science actuelle. Or un scientifique d'aujourd'hui sait bien qu'on ne construit pas des fusées lunaires dans son jardin.

Mais la solitude farouche d'Alicia n'est pas un simple procédé pour pimenter sur le plan dramatique le milieu trop policé de l'université. Le personnage ne manque pas d'une certaine vérité psychologique — bien des universitaires, et parfois même des universitaires brillants, sont des ours qui éprouvent le plus grand mal à se couler dans la structure nécessairement complexe qui rend possible leur recherche. La communion avec la beauté de la découverte, l'impulsion qui lance les gens dans une carrière de chercheur, s'éprouve le plus souvent de façon intensément personnelle. En faisant d'Alicia Butterworth une louve solitaire, Benford exprime le déchirement qui se glisse au sein de l'activité de recherche elle-même entre l'individualisme du plaisir et de la passion, et la nécessaire coopération entre chercheurs. Une taxe sur le réalisme dans l'intérêt supérieur du ressenti. Pas assez, peut-être, pour faire de la Sphère un chef-d'œuvre ; suffisamment pour en faire un des meilleurs romans de SF de l'année, et un des cinq ou six meilleurs de son auteur, qui reste en pointe de son domaine.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 29-30, août 1998

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