KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-Pierre Hubert : Je suis la Mort

roman de Science-Fiction, 1998

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Voici bien longtemps que Jean-Pierre Hubert ne nous avait pas proposé un roman de SF dans une des collections majeures. Je suis la mort peut donc faire figure de retour, ou tout au moins de réapparition d'un auteur qui était, au début des années 80, un des plus en vue de la SF française (consultez le palmarès du prix Rosny aîné, par exemple).

À ce point de l'argument, un avertissement s'impose, même s'il n'est pas d'usage pour le critique de se mettre en scène. L'intervalle qui sépare ce numéro de KWS du précédent devrait suffire à en convaincre, et l'on pourrait fournir une longue liste d'indices, comme l'absence d'un site personnel, la difficulté à césurer ou orthographier Nestiveqnen (?), le quasi-blocage psychologique devant SF magazine, ou l'ignorance des horaires de train Toulouse-Nancy : je suis, dans le petit domaine qui me concerne de la critique de SF, un has been pitoyable. Inévitable sera donc pour moi la tentation de jauger Hubert à l'aune nostalgique de la fraternité des ex. Ce qui peut m'empêcher de faire justice à son ouvrage : vous êtes prévenu.

Je suis la mort prend pour cadre la mégapole nord-ouest européenne de Middenstad. Quatre-vingts millions d'habitants recouvrent un territoire qui doit englober Ruhr et Pays-Bas, entre autres. Et ses nombreux quartiers se répartissent entre zones normées, royaume des affaires et des citoyens justifiant d'un emploi dans les règles, et zones franches, où tout se passe de façon beaucoup plus souterraine, y compris les fonctions de police et de justice, confiées à des francs-tireurs expéditifs, les Juges Immédiats. Illégalité et sape de la société organisée sont incarnés par la présence pernicieuse des Tri-Echolis, composants bio-informatiques interdits depuis des années à cause de leur tendance à se retrouver dans les tissus (et le système nerveux) humains, mais toujours présents dans une masse de rebuts, et surtout dans tous les stupéfiants en vogue, à commencer par l'omniprésent JMM, Jus de Mémoire Morte.

Jonis Fall(1) est en marge de la légalité : titulaire d'une Carte d'Activité en tant que musicien d'un groupe qui jouit d'un succès raisonnable au niveau local, les Dirty Die, assistant sa compagne Anna dans le bar qu'elle gère, il se permet des infractions sous forme de vols planés en flèche alu d'un gratte-ciel à un autre. Hélas, une copie informatique de ses souvenirs de glisse donne corps à son délire angoissé, celui de contenir dans son cerveau un fichier des décès à venir, voire d'en décider lui-même sans s'en rendre compte. Bref, d'être sinon la Mort elle-même, du moins une sorte de cyber-Ankou, de version bio-informatique de cet ouvrier de la Mort des légendes bretonnes qui emportait sur sa charette ceux dont venait le dernier rendez-vous.

S'en suit une course confuse (à mon avis) impliquant Fall, les Lamies de l'Église de la Clarté Ultime,(2) la société informatique qui a procédé à la copie fatidique, un Juge Immédiat, et Maria Alvarez, une jeune femme sauvée par Fall (et par hasard !) le long d'une autoroute automatisée où des hooligans l'avaient laissée à la merci de l'écrasement par les véhicules. On le voit, le roman ne manque pas d'idées (et j'en passe) ; je trouve même que les éléments s'amoncellent au point de faire éclater ce qui aurait pu être la cohérence d'un récit — deux cents pages, c'est trop peu pour traiter de tout cela, et donner l'impression au lecteur d'une logique sous-jacente. Même si des explications finales sont fournies, en fil conducteur des événements violents qui ont parsemé le roman.

Autre phénomène notable, Hubert semble avoir un peu délaissé la thématique dans laquelle il s'était illustré à ses débuts, celle des univers artificiels.(3) En contrepartie, il nous ressert l'environnement urbain violent en vogue en SF française depuis les années 70, et que l'on accommode désormais à la sauce cyberpunk. Le JMM est dans cette optique une belle trouvaille, malheureusement laissée en jachère par un livre trop pressé. Pressé, pourrait-on croire, de constituer comme une anthologie des styles de la SF française, comme si Jean-Pierre Hubert s'était dopé à une tisane de la mémoire morte de la SFF. On décèle en tout cas des passages furieusement brussoliens, comme cette demi-page qui débute p. 52 et contient : « Leurs torses exhibaient des bubons imitant imparfaitement des pièces mécaniques » (p. 53), tout ça conté à l'imparfait, c'est trop beau !

Au total, ce livre pour moi ne fonctionne pas, il n'arrive pas à prendre corps. Il reste un ragoût bourré de fumets appétissants, mais sans consistance globale. Comme si l'auteur avait couru trop de lièvres à la fois. Comme il le fait peut-être dans sa vie actuelle, où musique et théâtre tiennent une place de plus en plus importante.(4) Au point qu'on subodore (sans connaître la genèse de l'œuvre, la durée sur laquelle s'est étagée sa rédaction) un livre pas vraiment achevé faute de temps, sorti en l'état par nécessité de maintenir une présence. Et qu'au vu de toutes les potentialités qui s'y manifestent, on regrette de ne pas tenir entre les mains un chef-d'œuvre, intégré et maîtrisant son rythme.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 31-32, mai 1999


  1. Ce qui, en allemand, veut dire chute, mais aussi cas ou éventualité, toutes interprétations qui résonnent bien avec le rôle du personnage.
  2. Plutôt eurosceptique, notre Rhénan…
  3. Cf. Michel Jeury ou Dominique Douay, ou plus tard Roland C. Wagner ; cf. le Hubert de Mort à l'étouffée ou Ombromanies.
  4. Si l'on en croit la présentation fournie en ouverture du volume, une sympathique innovation de la part de son éditeur.

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