KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Walter M. Miller, Jr. : l'Héritage de Saint Leibowitz

(Saint Leibowitz and the wild horse woman, 1997)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Un Cantique pour Leibowitz, point isolé de l'œuvre de son auteur, reste un livre-phrare de la SF des années 50. Parce qu'il participait aux inquiétudes de son époque (l'anéantissement nucléaire de la civilisation), parce qu'il fournissait un excellent exemple de cette construction par cycle de nouvelles qui nous a donné Fondation d'Isaac Asimov, Demain les chiens de Clifford D. Simak ou l'Histoire du futur de Robert A. Heinlein. Mais aussi parce qu'il se distinguait de ses pairs par l'appel aux valeurs et à la culture de l'Église catholique, et par un ton humoristique et érudit, tout en litotes et en références aux Écritures.

Sur la fin de sa vie, Miller a décidé de donner un successeur à son œuvre-maîtresse. Laissé inachevé à sa mort (ou peut-être avant ?), le manuscrit a été complété par Terry Bisson, et nous arrive auréolé de la réputation de son prédécesseur. Ce dernier s'articulait en trois novellas qui se déroulaient sur trois époques séparées les unes des autres par une demi-douzaine de siècles. Dès le premier récit, l'époque de la vie de Leibowitz lui-même est déjà enfouie dans le passé, oubliée et sacralisée à la fois. Il y a eu un cataclysme nucléaire suivi par l'impitoyable réaction du peuple contre toute culture, qui a nécessité la création d'un ordre monastique se consacrant à la sauvegarde, la copie et la mémorisation des textes scientifiques. Mais bien vite les moines cessent de comprendre ce qu'ils mémorisent. L'argument apparent du récit est la découverte miraculeuse par un moine pétri de foi naïve d'un manuscrit autographe du Saint lui-même, la mystérieuse et Très Sacrée Liste des Commissions (Shopping List) de Saint Leibowitz.

Lors du deuxième récit, une civilisation moyenâgeuse s'est développée, qui connaît sa Renaissance techno-scientifique, avec l'inévitable antagonisme entre le génie propre des redécouvreurs, et la masse de connaissances enfouie dans les archives du couvent leibowitzien. Le pouvoir de Hannegan, empereur du Texark, commence à s'intéresser à ces moines perdus au milieu des tribus insoumises, et qui détiennent la clé de découvertes sur lesquelles travaillent les savants du royaume.

Enfin lors du troisième récit, la civilisation technologique a repris ses droits, le monastère est redevenu périphérique à la vie urbaine, et lorsque survient un nouveau conflit nucléaire, qui n'est pas cette fois synonyme d'anéantissement total de la civilisation, les gens d'Église n'ont que leurs certitudes morales à opposer aux dérives du monde environnant. Ce texte, beaucoup plus amer que les deux précédents, laisse transparaître plus aussi les convictions philosophiques et religieuses de son auteur.

L'Héritage de Saint Leibowitz a perdu la concision de l'œuvre originale, et se présente en deux volumes en français — ce qui a donné l'occasion aux éditions Denoël de nous ressortir les trois livres sous forme d'un élégant coffret dans une présentation unifiée. Mais qu'allons-nous trouver sous les couvertures ?

Le récit de l'Héritage — en anglais, il est question de Wild horse woman, ce qui est plus intéressant — se déroule une génération ou deux après la nouvelle intermédiaire du livre d'origine. L'Église, plus que la religion, y tient un rôle central : seul contre-pouvoir possible au Hannegan (le nom propre est devenu commun, comme celui de César…), elle est divisée par les intrigues et les luttes d'influence. Visiblement, au soir de sa carrière, Miller avait conservé, voire accentué, son intérêt pour l'histoire religieuse. De préférence, celle du Moyen-Âge, période du Grand Schisme par exemple, période où l'élection d'un pape était l'occasion de luttes d'influence entre Empire, France, et peuple romain. Une bonne partie du roman concerne donc la préparation, puis le déroulement chaotique d'un conclave à Valana, ville choisie par l'Église pour s'éloigner de la Nouvelle Rome, qui est sur le territoire de l'empire Texark. J'avoue que l'écheveau d'intrigues qui s'y noue m'a parfois laissé de marbre, l'imagination autoriale étant dans ce domaine nécessairement en deçà de la réalité historique.

Cela nous donne cependant l'occasion de développements théologiques fabuleux, et fabuleusement hérétiques. Car l'Église a dû s'adapter aux populations nomades auxquelles elle s'adresse, et deux des principaux protagonistes du livre, Dent-Noire et Poney-Brun, en sont issus. Le retour en force des nomades a été une des conséquences de l'effondrement nucléaire de la civilisation postulé au début du Cantique… Ici, Miller développe beaucoup leur culture, qui est plus proche de celle des Mongols que des Indiens des Plaines — jusqu'à leurs noms qui ont une consonance d'Asie centrale. Belles pages d'ethnologie-fiction en perspective, mais qui sont souvent tombées à plat pour moi. Faute sans doute de s'intégrer dans une intrigue assez structurée ? Elle m'a parfois donné l'impression de tourner en rond, avec la répétition de l'opposition entre nomades traditionnels et leurs cousins plus ou moins sédentarisés. Le livre revient aussi beaucoup, et pas forcément de façon efficace, sur l'apartheid que subissent les mutants, et la chasse que l'on livre à ceux dont les défauts génétiques ne seraient pas apparents — tant la peur est grande qu'ils les transmettent aux générations futures.

Ce qui sauve le livre en partie, c'est le personnage de frère Dent-Noire, un moine sans grande conviction religieuse et néanmoins tiraillé entre ses désirs et son intention de s'éloigner du “péché” — de chair en particulier, et avec une mutante bien particulière… On pense bien entendu au Nom de la rose. Ballotté entre opérations militaires, intrigues politiques et délires théologiques, Dent-Noire est le naïf dont un tel livre a besoin pour exposer son univers.

Si seulement cet univers ne nous arrivait pas au travers d'une présentation si bavarde, si seulement il ne s'enfuyait pas dans une guerre (conventionnelle) qui noie les subtilités politiques qui pouvaient lui rester, si seulement il ne se terminait pas plus ou moins en queue de poisson… Une grande qualité de Walter M. Miller, Jr., dans un Cantique pour Leibowitz, était son art de l'ellipse, de faire entendre plus que de crier. Il me paraît clair que cet art s'est perdu en lui, quelque part au cours de la rédaction de cette suite constamment retardée. Peut-être aussi parce que les messages relativement ciblés au cœur des trois récits du premier livre avaient perdu de leur pertinence en changeant d'époque, et se sont enfouis dans le flou d'un univers mal maîtrisé. C'est dommage, parce que ni Miller (ni Bisson) ne sont de mauvais écrivains, et le livre ne manque pas d'intérêt malgré tout.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.