Olivier Eudes : Contes du Diable
anthologie de Fantastique, 1998
- par ailleurs :
Voici deux volumes qui ne manqueront pas d'attirer l'attention des amateurs de Fantastique dans la mesure où ils véhiculent des images fort contrastées du Prince des ténèbres. La plus inattendue pour le néophyte est, sans l'ombre d'une hésitation, celle que nous présente Olivier Eudes dans sa charmante anthologie dont la matière est empruntée au fonds classique du folklore (Carnoy, Luzel, Pineau, Sébillot…). Le journaliste et essayiste, que l'on sait versé dans la tradition celtique, y collige des contes facétieux tournant le Diable en ridicule, daubant un Malin “pas très malin”.
Si le choix des textes apparaît satisfaisant dans l'ensemble, on est surpris par l'indigence des commentaires qui accompagnent cette substantielle livraison. Olivier Eudes manie la plume avec une dextérité rare, mais ne l'utilise que pour titiller l'intellect en de stériles circonvolutions. Au lieu des analyses attendues, il s'épanche en platitudes, assertions et bons mots que l'on associe habituellement à une faction peu exigeante de la critique. Il omet de signaler l'existence de telle ou telle variante célèbre (chez Grimm par exemple) et s'abstient de préciser que certains diables recensés ici n'en sont pas. Sous l'effet d'un amalgame bien connu des folkloristes, l'ogre est en effet couramment appelé “diable” en Auvergne et dans le Poitou. Olivier Eudes l'ignore-t-il ? On comprend mal les raisons qui l'incitent à passer sous silence une information de cette importance, d'autant que peu de lecteurs — c'est fatal — démasqueront ce cannibale glouton sous son déguisement chrétien.
L'anthologiste voit dans la Rédemption la justification de tous les tourments du Malin :
« Survint un peu plus tard le miracle de la Rédemption. Et cette puissance du Serpent qui nous poussait victorieusement au mal fut vaincue et asservie au bien. Si bien que Luther comprit que Dieu lui-même œuvre par l'intermédiaire de Satan (Deus et in Sathanas agit) et Méphistophélès n'avait plus qu'à se lamenter : “Je suis une partie de cette force qui veut toujours le mal et finit toujours par produire le bien… ”. Voilà le ridicule de Satan que les contes rassemblés ici mettent aussi en évidence. Si malin que soit notre aîné, les paysans matois, les commères rusées et même les idiots des villages en viennent plus vite à bout que les théologiens. »
Cette analyse, pour le moins simpliste, n'emporte guère la conviction.(1) Elle repose sur un double postulat (la méchanceté absolue de Satan,(2) d'une part ; l'absence de collusion entre Dieu et le Diable,(3) d'autre part) et n'éclaircit en rien le succès populaire du motif auquel Eudes, curieusement, ne cherche pas la moindre explication psychologique ou sociologique. Se moquer du Malin, c'est avant tout feindre de ne pas y croire, tenter d'exorciser la peur viscérale qu'il inspire et qui est ancrée dans le cœur de chacun. Quiconque a vécu à la campagne sait à quoi je fais allusion. On n'imagine pas un instant les paysans des siècles passés se mêler de théologie, ratiociner à propos de la Rédemption jusqu'à la découverte d'un argument de raillerie. La vérité, nue et crue, c'est qu'aujourd'hui encore, dans les campagnes, on crève souvent de trouille à la seule évocation du Diable. Il n'y a pas si longtemps, on évitait de prononcer son nom de peur de l'attirer !
Le ridicule du Malin naît aussi de ses tentatives d'égaler Dieu. Selon une conception dualiste que l'on rencontre notamment en Bretagne, le Tout-Puissant aurait créé les animaux les plus nobles et les plus gracieux, tandis que son homologue maléfique serait, par maladresse, à l'origine des bêtes les plus nuisibles, repoussantes et stupides.(4) Le Diable amuse parce qu'il est un créateur raté, certes. Mais il n'amuse durablement que celui qui ne craint pas de voir ses semailles dévorées par les corbeaux, son troupeau décimé par les loups ou sa cahute envahie par les serpents. Le désespoir s'abrite fréquemment derrière le rire…
L'insatiable avidité du Prince des Ténèbres est ici mise en balance avec l'extrême dénuement de ses proies, dont la victoire prend l'allure d'une revanche de caste. Mais l'assimilation du Diable à un aristocrate de l'Ancien Régime, quoiqu'itérative, n'est pas mise en lumière par Olivier Eudes, dont le principal travers est de ne jamais distinguer nettement ce qui relève de l'enseignement religieux, de l'imagination profane ou du contexte historique, politique, économique ou social. Il se borne par exemple à constater l'existence d'une structure familiale autour du Démon mais se garde bien de la justifier ou d'expliquer le phénomène de désolidarisation de la parentèle que l'on observe parallèlement. Dans le même ordre d'idées, on s'interroge sur l'opportunité de soumettre au lecteur une série de récits en rapport avec la danse, si l'on ne rappelle pas la condamnation ancestrale de cette pratique par le Dogme chrétien !(5) La tâche de l'anthologiste ne se résume pas à la constitution d'un corpus figé ; ces Contes du Diable, au demeurant admirables, en sont la preuve cruelle. Olivier Eudes n'a pas su mettre son travail en valeur ; souhaitons qu'il saura rectifier le tir si prochaine fois il y a.
- Dominique Lecourt, dans une remarquable étude intitulée Prométhée, Faust, Frankenstein : fondements imaginaires de l'éthique (1996), rappelle le rôle inverse joué par Luther dans l'agitation du spectre diabolique.↑
- On sait que cette conception fut combattue par une partie des Romantiques.↑
- De nombreux passages de la Bible laissent supposer l'existence d'une telle complicité. L'un des plus célèbres est sans doute celui du Livre de Job où Satan siège au grand conseil céleste (Job, I, 6-12). Il en résulte une vision beaucoup moins joyeuse de la Rédemption, dont Oscar Panizza a discerné toute l'atrocité dans le Concile d'amour (1895).↑
- On notera que l'anthologie ne répercute pas ce motif pourtant répandu.↑
- En 1579, dans son Traité des danses, Lambert Daneau écrivait encore :
« Entre tant de fautes qui se trouvent ensemble dans la danse, le comble du mal est que les hommes y sont mêlés aux femmes avec des inconvénients si grands et si certains témoignages de paillardise et convoitise, qu'on ne peut faire douter que la danse ne soit l'invention propre de Satan. »
.↑
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.