Roland C. Wagner : le Chant du cosmos
roman de Science-Fiction, 1999
- par ailleurs :
Voici donc le livre qui aura fourni aux connaisseurs français du milieu SF l'occasion de la meilleure tranche de rigolade de l'année 1998 : accepté — et payé — par Jacques Chambon chez Denoël, il est refusé par Serge Brussolo à son arrivée dans la maison au motif qu'il est trop “adulte et intelligent”… Nous le retrouvons donc avec plaisir sous les couvertures de l'Atalante, un éditeur qui semble savoir qu'on peut vendre des livres adultes, ou que Roland C. Wagner est un éternel adolescent, je vous laisse le soin d'en décider.
En dépit de références explicites à un space opera de l'auteur datant d'il y a quelques années, Cette crédille qui nous ronge [ 1 ] [ 2 ], la comparaison immédiate qui s'impose est avec la série de Tem. Ici comme là, le protagoniste se meut dans un monde non-violent, est aidé par des intelligences décorporées, et doit débusquer les vestiges du comportement violent pas encore complètement abandonné par les Humains. Simplement, tout cela se passe sur une poignée de planètes éloignées les unes des autres, et sur un intervalle de temps d'une vingtaine d'années.
Les mondes colonisés par les Humains se répartissent différentes couches sphériques correspondant aux étapes de l'Expansion, et donc à leur ancienneté, corrélée à leur niveau de civilisation. Exceptions : Éden, planète vouée à la violence et mise en quarantaine par le reste de l'Humanité, et l'Empire, groupe de planètes soumis à une férule despotique découvert il y a quelques siècles, et lui aussi isolé — on l'espère ! — d'une Humanité devenue pacifique.
Yeff, étudiant en linguistique, vient d'Océan, un monde d'ancienne colonisation — riche et hautement civilisé, au point qu'Humains et animaux (qu'on n'appelle jamais autrement que les “bébêtes”) y partagent le même champ d'empathie. Mais c'est sur Diasphine, planète plus jeune et pauvre, qu'il est allé faire ses études ; c'est là qu'il y acquiert un compagnon semi-sentient, un maedre qui s'attache à lui dans la rue ; et c'est là qu'il rencontre l'univers du Jeu, affrontement mental entre individus spécialement entraînés. Ou plutôt, qu'il est découvert par le Jeu, en l'espèce par Clyne, une Muse. Les Muses sont à la fois entraîneur(1) et manager d'un Joueur chacune, et sont capables de percevoir le talent pour le Jeu sous forme d'une aura. Le talent naturel de Yeff est considérable, et sa vie bascule dans le Jeu. Mais le Jeu, affrontement paisible, est troublé par la présence des adeptes de la Voie Tranchante, une méthode agressive de jeu qui peut réduire les participants de la partie à l'état de légumes mentaux.
Les choses se corsent quand, sur la planète Visage, Yeff et Clyne se retrouvent confrontés à un adepte de la Voie Tranchante en même temps qu'aux agissements douteux d'une compagnie transplanétaire…
J'avais déjà souligné le parallèle structurel de la série de Tem avec les histoires de robots d'Isaac Asimov : les robots sont muselés par les Trois Lois, mais il n'y a d'histoire à raconter que quand ces lois sont (ou semblent) prises en défaut ; la société humaine a renoncé à la violence, mais il n'y a de crimes à élucider que quand la violence a été effectivement utilisée. D'où la nécessité (pour l'écrivain) de préserver des poches de violence dans ses futurs pacifiés, qu'elles proviennent de sectes, de sociétés commerciales, de minorités nationales…
Dans le Chant du cosmos, c'est la planète Éden qui joue ce rôle d'isolat du virus de la violence. Et sa description, tout en exagération paranoïaque, est un des grands moments du livre : les Édénistes ne montrent jamais leur vrai corps en public, ils le cachent soigneusement au fond de bunkers souterrains et n'envoient en surface que des clones téléguidés, qui sont exposés aux mille morts d'une planète où chacun est en guerre perpétuelle avec tous les autres, semble-t-il.(2) L'ambiance malsaine d'Éden, plus que les bouddhistes d'inspiration tibétaine de Visage ou les amis des bébêtes d'Océan, fournit la plus puissante dose d'exotisme du livre.
Force est de constater que par ailleurs Wagner fait appel à son arsenal habituel : le maedre est quelque chose comme un chat intelligent, bien des personnages sont végétariens, il y a des théories pseudo-scientifiques pour fournir le fond de l'argument SF,(3) la musique joue un rôle emblématique.(4)
Mais le trait le plus marquant du roman est cette fois-ci structurel. On pouvait craindre, vu le rôle du Jeu, que le livre adopte la structure qui semble quasi-obligatoire pour les films, les livres, les BD consacrés à un sport ou un autre : un jeune talent est découvert et va de match en match, avec des victoires plus ou moins difficiles entrecoupées de quelques défaites salutaires pour, euh, l'épuration du mental,(5) jusqu'au match final (et victorieux, devant une foule d'admirateurs) précédé d'une période de fébrile préparation, de doute existentiel, etc. Structure dramatique qui, à la longue, a fini par m'ennuyer encore plus que l'idée d'un match de foot à la télé.(6) Wagner échappe partiellement à cet écueil. Le livre s'achèvera bien sur une Partie du Jeu, mais de nombreux autres éléments, et de nombreux autres personnages, viendront compliquer la donne, et il est clair que Yeff vit pour bien autre chose que ce talent pour le Jeu qui lui est, finalement, tombé dessus par surprise.
Autre originalité structurelle, Wagner a multiplié les ellipses, les coupures plus ou moins brutales à la fin de chaque épisode ; la continuité de l'intrigue ne reposant que sur de brèves narrations a posteriori par les personnages. Il ne s'agit pas tout à fait de cliffhangers, de situations désespérées dont le lecteur attendrait avec impatience la résolution ; disons plutôt (en termes de rallye) que l'auteur efface les parcours de liaison pour se concentrer sur les étapes spéciales. Et que la lutte contre le péril de la Voie Tranchante ne se résume pas à une affaire de jours ou de semaines, mais va gouverner les tournants de la vie de Yeff. Au total, le roman y gagne une impressionnante combinaison de dynamisme et de profondeur.
Bref, sans innover beaucoup sur la matière — on peut considérer le Chant du Cosmos comme un honnête space opera pacifiste, de même que la série de Tem a inclus d'honnêtes romans policiers non-violents du futur —, Roland C. Wagner trouve le moyen de progresser en nous offrant un livre aussi plaisant à lire qu'excellent par la manière dont il est mené. À ne pas manquer.
- Et non entraîneuse, bien que ce soient toujours des femmes, et les joueurs tous des hommes (à un hermaphrodite près !)↑
- Dommage, presque, que pour faire avancer l'intrigue il faille ajouter au mélange cette curieuse création qu'est la Police, qui détone dans l'ambiance chaotique de la planète.↑
- Ici sur les vibrations de l'espace, c'est de bonne guerre — si j'ose dire…↑
- Quoique, faisant preuve d'une admirable retenue, l'auteur s'abstienne de mentionner le rock 'n' roll jusqu'à la page 288…↑
- Bon, toutes mes excuses : vu la nature du sport ici considéré, on a le droit de ne pas s'esclaffer à la phrase
« tout est dans le mental »
. Ou peut-être« tout [est] [dans] le [mental] »
, en “njordan [accentué]”, gadget linguistique dont l'auteur aurait pu se dispenser…↑ - Je ne peux pas dire que ça me fait plus chier qu'un match de foot, puisque je n'en regarde jamais…↑
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