Daniel Riche : Futurs antérieurs
anthologie de steampunk français, 1999
- par ailleurs :
Tout a dû commencer avec l'idée amusante de Daniel Riche de faire faire du steampunk aux auteurs de SF français, qui selon lui n'attendaient pour ce faire que la commande idoine.(1) Si le prétexte est mince et la présentation un peu prétentieuse, le résultat est réjouissant. Une demi-douzaine des textes sont excellents, quelques-uns vraiment agréables, et une poignée seulement ratés ou trop perdus dans leur propre trip.
Évidemment, il faut d'abord dépasser la préface. J'aurais envie de vous recommander de la sauter, parce que Riche ne devait pas être dans un bon jour quand il l'a écrite. Les points de suspension qui parsèment le texte à raison de deux fois par paragraphe (environ) signalent une gêne dans l'expression, un manque de conviction, ou une hâte dans l'écriture,(2) je ne sais trop. Je suis sûr en revanche que le tout a été écrit avec une dose déraisonnable d'hyperbole. L'expression “littérature steampunk” est aussi démesurée que “culture Science-Fiction”, par exemple. Steampunk est à mon sens plus un bon mot qu'une catégorie, et s'il faut vraiment y voir un phénomène, c'est une variante de sous-genre, grosso modo de l'uchronie, même si Riche tient à voir dans le steampunk quelque chose de radicalement différent de celle-ci !
Ce qui n'enlève rien aux œuvres qui ont motivé la création de l'étiquette ; au contraire, elles ont eu le mérite de l'originalité, ce que n'ont pas toujours celles qui sont faites pour rentrer dans le tiroir nouvellement créé. Et à ce sujet, quand Daniel Riche nous dit que les auteurs français « ont envie d'écrire du steampunk »
, on ne peut s'empêcher de se demander s'ils n'ont pas plutôt, dans le cas d'espèce, envie de fournir ce qu'il veut à celui qui propose de les publier, en leur envoyant une “bible” spécifiant ses desiderata.
Peu importe, finalement. On aimerait voir la bible, mais supposons que Riche nous l'a révélée dans sa préface ; l'important est de savoir ce que l'on entend par steampunk. Riche met les exemples avant toute définition, ce qui est une bonne méthode, met en avant le cadre — on y reviendra —, le retour sur le passé, et l'idée que « le futur est arrivé plus tôt »
. Autrement dit, céder à la tentation anachronique que l'on a toujours quand on récrit un passé fantasmé. Mais à ce compte, De peur que les ténèbres de L. Sprague de Camp,(3) dans lequel un voyageur temporel développe la technologie de l'Empire romain pour l'empêcher de succomber aux invasions barbares, serait du steampunk ; et les œuvres de Tim Powers qui reposent sur la magie n'en seraient pas.
Non, c'est effectivement le retour sur le passé qui est l'élément significatif à mon sens — et Riche souligne fort justement que cette tentation de retour sur le passé est symptomatique de notre époque. Mais pas sur le passé tel que notre monde l'a effectivement vécu il y a une centaine d'années : le steampunk, et c'est en cela qu'il se démarque de l'uchronie pure, est un retour sur le passé littéraire, sur les rêves du passé et non sur sa réalité. Il ne s'agit pas de “si le futur était arrivé plus tôt”, mais de “si les visionnaires du passé avaient vécu plus longtemps”. Avec, sans nul doute, une ambition plus décalée que celle d'écrire des histoires “dans l'univers” de H. G. Wells ou d'Arthur Conan Doyle, naturellement.
Du point de vue d'un faussaire littéraire de la littérature populaire, le choix du lieu et celui de la période du retour en arrière paraissent inévitables : c'est dans la deuxième moitié du xixe siècle qu'ont commencé à s'individualiser les genres qui nous tiennent à cœur, Fantastique, SF et Policier(4) — un écrivain comme Conan Doyle a tenu un grand rôle dans les trois registres. À l'époque, le Royaume-Uni dominait encore le monde, et — avec tout le respect dû à Jules Verne et J.-H. Rosny aîné — c'est à Londres qu'on trouve bien des racines de ces développements littéraires.
A contrario, un mérite de cette anthologie est de systématiser la recherche de lieux différents pour l'action. Recherche peut-être stérile — dans la mesure où on ne pourra revendiquer pour Bordeaux, Paris, Bruxelles ou Moscou un rôle comparable à celui de Londres —, mais réjouissante dans la mesure où l'esthétique du steampunk est celle d'une époque déjà marquée par l'essor de l'industrie, et qui a commencé à remodeler le visage des villes. La composante esthétique, et plus particulièrement architecturale, est indissociable de l'atmosphère d'un texte steampunk, en ceci qu'elle transmet le sentiment de charmante désuétude qui accompagne l'exercice — et avec lequel on le confond parfois entièrement. Il est dans cette anthologie des choix de lieux a posteriori inévitables : Barcelone (dont le visage actuel doit tant aux entreprises modernistes du début du siècle) et Bruxelles (et la Maison du Peuple) ; et d'autres qui sont hilarants, comme le Far West. Plus gratuits, ou issus des choix personnels des auteurs concernés, paraissent des lieux comme Vienne, Moscou, Saint-Malo, Bordeaux ou Toulouse. Même si, dans ce dernier cas, Jean-Claude Dunyach tire admirablement parti d'un cadre plutôt xvie-xviie comme décor d'une épopée des âges primitifs de l'aviation.
À un moment ou un autre, il faudrait que je dise un mot sur les textes de l'anthologie. Bien entendu, elle n'est pas exempte de ratages, ni de textes qui me laissent froid pour une raison ou une autre. Que dire de Daniel Walther ("Nuit rouge à Mayerling") et Michel Demuth ("Exit on passeig de Gracia"), sinon qu'ils apportent au mélange leur univers personnel, réfractaire à la fusion dans l'ensemble ? Jean-Marc Ligny ("Rom") ne semble guère en forme, et les obsessions de Christian Vilà ("Muchamor") ne me touchent pas, malgré l'originalité du cadre qu'il met en place.
Différent est le cas de David Calvo ("Davy Jones' Locker"), visiblement en pleine inspiration, baroque dans sa création, mystérieux dans sa narration — du grand art. Que je ne goûte pas à sa juste valeur, mais qui trouvera son public. De même, il y a de la force chez le protagoniste déguenillé de Thomas Day ("du Sel sous les paupières"), même si je n'arrive pas à rentrer dans son histoire. Du Dickens irradié. Ou du Hector Malot — à Saint-Malo, comme par hasard…
Tout autre est le cas de Daniel Prasson ("l'Escale inattendue"), auteur apparemment débutant,(5) à qui l'anthologiste a rendu un bien mauvais service en laissant passer tel quel un texte qui, bâti sur une idée qui aurait pu avoir quelque mérite, tombe totalement à plat pour cause de construction dramatique lamentable.
Michel Pagel signe avec "l'Étranger" un texte dont la force tient à des personnages bien campés, personnages qu'on retrouve dans le roman l'Équilibre des paradoxes, nettement plus développé. Laurent Genefort ("le Véritable voyage de Barbicane") donne une suite facétieuse, ou un envers du décor, à la fois aux œuvres de Wells et à celles de Verne. On ne s'ennuie pas un instant, même si Stephen Baxter a déjà donné dans le genre.
Finalement, les auteurs qui m'ont vraiment impressionné dans cette anthologie sont Roland C. Wagner, Francis Valéry, René Reouven, Jean-Claude Dunyach et Sylvie Denis. À une exception près (Reouven), ce sont tous, me direz-vous, des copains ! Que reste-t-il de ma crédibilité critique ? Défense difficile. Je plaiderai pitoyablement que, si j'ai pu rester ami avec eux, c'est que la pratique de leurs œuvres ne m'a jamais inspiré dégoût ni tiédeur ; que ces gens ont longtemps travaillé dans le genre, et que cela se sent ; et, argument plus faible, que de bien connaître et l'œuvre et la personne aide à mieux apprécier les fragments nouveaux livrés par le créateur. On n'échappe pas à ce prisme-là.
Je dispose toutefois de quelques éléments objectifs à l'appui de mes admirations. Denis et Valéry, chacun de leur côté, jouent brillamment le jeu uchronique, reconstituant le puzzle politique de l'Europe du xixe siècle. Les références littéraires explicites dans "l'Assassinat de la maison du peuple", le texte de Denis, sont ténues (une brève allusion au personnage de Sherlock Holmes) ; rien de surprenant dans la mesure où son propos esthétique est l'architecture, ou plus généralement l'Art Nouveau. Le décor est essentiel au steampunk, et ce texte l'a compris (sans toutefois tomber dans l'hermétisme esthétisant pratiqué par Demuth qui se focalise, lui, sur la photographie) ; il a aussi, lui, une intrigue lisible et inventive, qui administre un traitement moderne à un thème présent dès les débuts de la SF.
Valéry, de son côté, sans écrire de suite à la moindre œuvre du passé, met au centre de "l'Oiseau de Zimbabwe" le personnage du jeune Jules Verne — qui n'a pas la carrière littéraire que nous avons connue ; plaisir habituel de l'uchronie. Son propos principal relève de la SF, avec la coloration africaine prise par beaucoup de ses textes récents.
Les textes de Wagner ("Celui qui bave et qui glougloute") et Dunyach ("l'Orchidée de la nuit") adoptent un registre humoristique. Mineurs si on veut, mais tellement réjouissants ! Wagner, qui en avait été le talentueux biographe, remet en scène H.P. Lovecraft par le biais de ses créations — et l'agence Pinkerton, et Lucien Lachance… bref, je préfère mille fois son Ouest à celui de the Wild wild west. Quant à Dunyach, ses références littéraires sont à Conan Doyle, et son cadre est toulousain, ressuscitant la figure trop peu célébrée de Clément Ader.(6) Là encore, un délice.(7)
Reouven, enfin, n'est plus à présenter aux amateurs de fantaisies littéraires à cadre dix-neuvièmiste : ses publications chez Denoël avaient déjà brillamment réécrit la vie de Mary Shelley,(8) avant même que Powers ne s'attaque à John Keats. C'est sans surprise, donc, qu'il nous donne avec "Âme qui vive" un des textes les plus achevés de l'anthologie, et en tout cas le plus impressionnant de culture. C'est une enquête policière, c'est du Fantastique, c'est un envers fantasmé de la création…
- C'est un peu vache, soit dit en passant, de supposer ainsi que les auteurs de SF français n'écrivent que sur commande, en se pliant aux modes du moment. Cette anthologie constitue en l'espèce une sorte de prophétie réalisée par elle-même, mais je persiste à penser que certains auteurs de SF français sont capables de créer un public attentif à leur propre voix.↑
- Le fait qu'il parle d'un Umberto Ecco nous incite à conclure en ce sens. Ecco!, voilà la preuve, car on n'ose pas supposer qu'il ferait volontairement un calembour aussi minable — et approximatif quand on prononce bien l'italien — sur le nom d'Umberto Eco.↑
- Lest darkness fall, 1939.↑
- Il y a eu des précurseurs à la SF par exemple, mais c'est seulement vers la fin du xixe qu'on trouve suffisamment d'œuvres pour que puisse naître l'idée de les regrouper — pour que surgisse cette conscience de similitude entre des livres qui constitue un genre littéraire.↑
- Tiens ? Comment a-t-il fait pour figurer parmi les destinataires de la “bible” envoyée par Daniel Riche ?‥↑
- Le seul autre exemple que je connaisse en SF est Michel Pagel, dans Orages en terre de France.↑
- Je me permettrai de signaler une petite erreur factuelle : l'auteur confond les deux hôpitaux historiques de la ville, l'hospice de la Grave et l'Hôtel-Dieu.↑
- Par exemple dans "un fils de Prométhée ou Frankenstein dévoilé", au sommaire du recueil les Insolites, publié sous le nom de René Sussan et Grand Prix de la Science-Fiction Française en 1985.↑
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