Greg Bear : Oblique
(Slant, 1997)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Les lieux ont des modes, qui transparaissent parfois de façon cocasse dans la culture. Greg Bear, qui a longtemps vécu en Californie du Sud, a suivi le mouvement vers le Nord (économique, musical, mental) de la Côte Ouest en déménageant à Seattle il y a quelques années. Le voici devenu, pour le journal du cru le Seattle post intelligencer, “Seattle's reigning master of hard-edged science fiction”
.(1) Ce qui ne veut rien dire. Mais montre que la ville de Bill Gates se veut désormais le port d'attache du futur.
Slant(2) constitue une sorte de suite à la Reine des anges. Qui, comme son titre l'indique, se déroulait en bonne partie à Los Angeles — les livres de Bear ont suivi leur auteur et la mode le long de la Côte Ouest ! Mais le matériau thématique reste le même : la société s'est organisée autour de techniques physiques de psychothérapie intervenant au niveau des synapses mêmes. D'où une division de la société entre ceux dont la santé mentale est due à la thérapie, et ceux qui peuvent s'en passer — voire ceux qui, naturellement déséquilibrés, choisissent de le rester. Ce qui laisse place à nombre de groupes extrémistes, et même à l'État semi-sécessionniste de Green Idaho. C'est là-bas que la mystérieuse fondation Omphalos fait construire une pyramide destinée à la conservation de corps cryogénisés. Oblique s'attache aux pas d'une demi-douzaine de personnages principaux ; les liens de l'intrigue qui finira par les mettre en rapport ne se tissent que progressivement. Brièvement, il y a Jack Giffey, un mercenaire aux buts mystérieux qui prépare une attaque contre Omphalos ; Alice Grale, une actrice de Yox, sorte de cinéma par connexion mentale directe ; mais Alice est spécialisée dans les scènes de sexe, ce que les gens appellent une fuck artist ; Mary Choy, une policière, Martin Burke, un thérapiste (tous deux sont des personnages déménagés de L.A. à Seattle, et de la Reine des anges à Oblique) ; Jonathan Bristow, un cadre dont le succès professionnel ne compense pas la vie familiale en perdition ; enfin Jill, une intelligence artificielle qui possède une conscience propre.
Les détails de la conspiration qui meut l'intrigue, dirigée contre la base même de la société, je vous les laisserai découvrir au cours des pages. Bear en consomme peut-être un peu trop, de pages, en scènes d'exposition. Sans pour autant donner beaucoup de profondeur à ses trop nombreux personnages, même si Giffey est mystérieux et Alice attachante. Ne vous inquiétez tout de même pas : Bear conserve sans cesse — pour moi en tout cas — la lisibilité d'un professionnel aguerri.
Oblique est un livre menacé d'inutilité par son statut de suite : les concepts de base n'ont-ils pas déjà tous été parcourus dans la Reine des anges ? Presque. Pourtant, le livre m'est sympathique. Parce que les concepts en question sont assez forts et inquiétants. Parce que Bear prend ici une attitude politique qui tranche sur ses origines littéraires : résolument anti-heinleinien, il accable de sarcasmes les survivalistes entichés d'armes à feu du Green Idaho, et n'est pas tendre non plus pour les millionnaires qui s'imaginent sauveurs du monde.
Héritage incontournable aussi d'une bonne partie de la SF que cette lisière entre folie et super-compétence où s'installent ces deux romans. Bear revisite le thème du savant fou sur un mode technique, en exploitant un trouble psychologique catalogué (le syndrome de Tourette), cause à la fois de créativité et d'instabilité considérable. La SF a toujours passé beaucoup de temps, et tiré beaucoup du plaisir qu'elle nous donne, à donner à des mythes irrationnels un vernis de vraisemblance scientifique — ici, Bear applique le procédé à un mythe chéri, et un peu démodé, de la SF d'antan.
Cependant, Oblique est avant tout un livre sur le sexe, et sur comment le sexe est présent dans tous les aspects de la vie et de l'esprit humains. En ceci, Oblique, sans être totalement isolé dans le corpus SF, se démarque néanmoins d'une bonne partie de la production. Et présente par contre des parallèles amusants avec l'événement littéraire — faut-il le dire comme ça ? — français de 1998, les Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Le livre de Houellebecq relève d'ailleurs marginalement de la SF, puisque c'est un récit qui, quoique situé essentiellement entre les années 70 et 90, est relaté par un être humain réformé, issu d'un futur où la reproduction sexuée a été abandonnée, comme source d'une bonne partie des malheurs de l'Humanité. En ceci, Houellebecq, beaucoup décrié par l'intelligentsia française, a pris un point de vue familier en SF, celui du technological fix to the human condition, de la solution technique apportée aux problèmes psycho-sociaux humains. Une foule d'autres détails renforcent le parallèle entre la littérature générale de — disons — Houellebecq et la SF de Bear. L'obsession de la production de la conscience de soi — dans Oblique, au sein d'intelligences artificielles capables de boucler sur elles-mêmes ; dans les Particules…, via une série de notes sur le comportement animal (bien entendu mis en regard du comportement humain, comme les I.A. sont calquées sur l'humain chez Bear). On retrouve aussi dans les deux livres — mais on trouvera sans doute dans tous les écrits des mâles d'un certain âge — le cauchemar de l'échec familial : l'épouse dont le désir s'est enfui, les enfants qu'on ne comprend plus, le travail qui empêche de passer du temps à la maison. Et, plus chez Houellebecq que chez Bear, de bonnes doses de description de l'industrie du sexe : pornographie, prostitution. Une présence, malgré sa faiblesse quantitative, peut-être plus notable dans un ouvrage de SF issu de la tradition souvent pudibonde du genre.
Tous ces parallèles font-ils de ces romans deux livres parallèles ? Non, loin de là. La différence d'attitude, de direction, entre la littérature générale française — pour le peu que j'en connais — et la SF américaine subsiste entre Houellebecq et Bear. Les personnages du premier se jettent dans le sexe à cause d'un vide intérieur ; ceux du deuxième l'acceptent comme une distraction ou un élément essentiel de la vie, ou, quand ils sont fous, comme un but ultime. La reproduction sexuée est même théorisée comme source non seulement de la pro-création, mais encore de la créativité.
En bon Américain, Bear tourne son livre vers l'action extérieure, et trouve le moyen — comme déjà dans la Reine des anges — de transformer l'esprit humain en un décor extérieur, une vaste salle qu'on pourrait parcourir — ce qui est littéralement le cas pour l'I.A. rebelle, Roddy, dont le siège est un bâtiment entier.
Pourtant, Bear est attachant en ceci qu'il ne donne pas l'impression de croire vraiment à son utopie. La société “thérapiée” est la moins mauvaise de toutes, et il faut la défendre. Mais son obsession hygiéniste révèle son inquiétude — la santé des gens est vérifiée quotidiennement par des analyses effectuées par les cuvettes de leurs toilettes ! Raisonnable, peut-être, d'un point de vue médical : on est prêt d'une source facile de prélèvements biologiques ; mais la localisation est aussi celle d'une fonction traditionnellement protégée par le secret, cachée à soi autant qu'aux autres. Et dans cette société hygiéniste, le doute s'incarne dans le prestige qu'on acquiert en n'ayant pas subi de thérapie.
Bear bâtit une utopie, et la défend en paroles, mais n'arrive pas à lui faire confiance. Du déséquilibre naît une œuvre ambiguë, qui me fascine en dépit de l'aspect routinier de sa facture littéraire.
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