Hervé Jubert : le Roi sans visage (la Bibliothèque noire – 1)
roman fantastique, 1998
- par ailleurs :
Jubert est sans conteste un des fils d'Alexandre Dumas annoncés par Henri Lœvenbruck et Alain Névant dans leur postface à l'anthologie Fantasy. Mais son premier roman joint à l'élan narratif de Dumas une bonne dose de Tim Powers, une pincée des X Files (l'agence où travaille le héros) et une possible touche brussolienne (l'autopsie sonore de l'écorché vif, par exemple).
Le résultat est, pour les trois quarts du livre, aussi délicieux que fascinant. Si on compare le texte à "Éden écarlate", la nouvelle de Jubert dans Revue de l'Imaginaire,(1) cependant, il s'agit d'un roman que l'on pourrait dire sans prétention. Mais sans prétention ne veut pas dire sans ambition.
Et j'ai l'impression que Jubert pourrait bien avoir eu pour ambition, plus ou moins avouée, de faire pour Paris ce que Powers a fait pour Londres. Qu'on appelle le genre steampunk ou gas-light romance, il s'inscrit dans la veine de ses praticiens les plus proches du Fantastique. Toutefois, si Jubert évoque à merveille un Paris glauque et misérable, celui des mystères parisiens d'Eugène Sue, celui des Enfants du paradis de Marcel Carné, celui de tous nos souvenirs littéraires du xixe siècle, de Victor Hugo à Émile Zola, il n'arrive pas à donner à ce Paris occulte la même consistance que Powers confère — en dépit des débordements toujours plus excessifs de son imaginaire — à ses versions déjantées et oniriques de Londres ou de Los Angeles. À mon avis, la principale raison en est fort simple : succombant à la tentation de la mise en abyme, Jubert réduit au rang de décor un peu factice son Paris de 1860. Les véritables héros sont désormais ceux qui transcendent le cadre du seul roman. Néanmoins, si la mise en abyme est une solution de facilité dans les cas ponctuels, elle va permettre à Jubert d'exploiter — s'il ne s'en lasse pas — le filon des mondes parallèles sortis de l'imagination des lecteurs tout en conservant — peut-être — le même personnage. Les prochaines aventures signées par Jubert seront peut-être extraites des rayonnages de cette Bibliothèque noire qui semble vouloir donner son nom à la série…
En attendant, ce premier roman de Jubert donne l'eau à la bouche. Le foisonnement d'inventions et la propulsion du récit par des péripéties haletantes laissent présager l'arrivée d'un auteur de premier ordre.
Certes, le dernier quart du roman, à mon goût, est gâché par des dénouements plutôt arbitraires. La force de Tim Powers, a contrario, c'est de concilier dans ses conclusions et souvent d'unifier toutes les manifestations étranges dans un même cadre explicatif, sa virtuosité suscitant ce faisant l'admiration du lecteur laissé pantois. Jubert, lui, ne s'embarrasse pas de quelques gouffres béants, mais j'ai l'impression que les limites du format ont pu l'obliger à boucler un peu vite. La “fictionnalisation” du contexte permet toutes les coïncidences, toutes les échappatoires… Mais il y a là l'œuvre d'un auteur cultivé, qui a assimilé les ficelles du métier et qui connaît avec ce livre un excellent début.
Ce n'est pas ce que je considère comme de la Science-Fiction, car il y a trop d'interventions inexpliquées, mais cela ne veut pas dire que ce n'en est pas. La relève française revendiquée par certains peut s'enorgueillir d'un tel talent — mais son absence aurait été surprenante dans un pays aussi populeux et avec un passé aussi prestigieux dans le domaine de la SF.
Et la collection "Abysses" — aujourd'hui défunte, malheureusement — présentait l'intérêt d'être disponible au Canada pour ceux qui auraient voulu se faire leur propre opinion sur cette fameuse relève — ce qui est rarement le cas de Mnémos, Nestiveqnen et Naturellement. Un jour, peut-être, les lecteurs canadiens pourront lire la nouvelle génération d'auteurs français…
- Dans le dossier découverte du nº 12, avril 1998.↑
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