KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Andreas Eschbach : des Milliards de tapis de cheveux

(die Haarteppichknüpfer, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2000

par ailleurs :

Tisser un tapis en cheveux humains : l'entreprise prend toute une vie, et laisse des tisseurs usés, qui n'ont plus pour but que de vendre leur œuvre et transmettre à leur fils l'argent ainsi réuni, et la responsabilité écrasante de produire un tapis qui assurera la vie de son propre fils, sa maison, son épouse, et ses concubines. À l'échelle d'une famille, le système est déjà monstrueux : les femmes de la maison sont choisies pour leur chevelure, matière première de l'œuvre dévorante, et les fils… doivent n'être qu'un, ce qui impose l'infanticide de tout autre rejeton mâle. À l'échelle d'une planète, cela dépasse l'entendement. Mais c'est sur toute une galaxie, en tout cas sur des dizaines de milliers de planètes, que règne ce délire monomaniaque, rationalisé par la nécessité de décorer le palais d'un lointain Empereur, dont les navires viennent régulièrement récolter la production.

Le système ne tient pas debout, se dira le lecteur, et se disent aussi les premiers explorateurs extérieurs qui découvrent cette vaste zone de l'espace. Mais cela fait si longtemps qu'il tient, justement, que l'annonce faite aux indigènes de la mort de l'Empereur et de la chute de son pouvoir ne suffit pas à enrayer les rouages de la machine.

Le pouvoir installé finit par avoir sa propre logique, et les hommes trouvent leur accomplissement dans la réalisation de tâches qui leur sont assignées, quelles que soient l'inanité ou l'horreur du but fixé. Le fait que les tapis de l'Empereur soient tissés de chevelures humaines ne peut manquer de faire penser aux objets en peau et cheveux humains réalisés dans les camps d'extermination nazis.(1) Mais l'Empire, ici, est véritablement éternel et invincible, et incarné par un Empereur physiquement immortel — belle métaphore de l'inertie du pouvoir. Sa chute même, engendrée de l'intérieur, confirme en quelque sorte la pérennité du système ; s'il faut ici conjecturer un modèle tiré de notre histoire récente, ce serait celui de la perestroïka. Volontaires ou involontaires, ces clins d'œil vers les machines totalitaires de notre siècle ne peuvent que renforcer la thématique des crimes commis sur ordre du pouvoir, avec pour agents une multitude déresponsabilisée.

À cette thématique du pouvoir de l'organisation vient répondre une trame narrative originale, constituée comme une tapisserie de la juxtaposition d'une quantité de petits motifs. Chaque chapitre est structuré comme une nouvelle, avec un protagoniste différent. Quelques personnages réapparaissent dans plusieurs chapitres, et il y a des fils de l'histoire que nous pouvons suivre d'un bout à l'autre du livre. Mais le roman ne s'attache à aucun sort individuel, plutôt à l'élucidation progressive de l'énigme que constitue l'existence même de cette masse de tisseurs, dont le centre de l'Empire n'avait jamais entendu parler…

Il y a des moments poignants, en particulier sur la planète de tisseurs où est située une bonne partie de l'action, même si toutes les micro-intrigues du livre n'ont pas la même force ; certaines ne sont là que pour fournir une pièce du puzzle, et sont portées par des protagonistes plus ternes, ou au sort plus prévisible. Mais tout est toujours éminemment lisible, disons romanesque — pour dire que les amateurs de Jack Vance ou Orson Scott Card ou Pierre Bordage devraient adorer —, et la structure en parties courtes, presque indépendantes, donne au livre la dynamique de ces romans de SF de l'âge d'or qui étaient faits de cycles de nouvelles (Fondation, Demain les chiens…). Point de vue procédés, c'est du space opera, haut en couleur et plein de sociétés passéistes, et l'auteur cesse d'ailleurs d'être crédible quand — rarement — il commence à donner des détails techniques.

Une fois de plus, l'Atalante joue avec brio son rôle de découvreur. Eschbach a d'autres livres en cours de traduction, dit-on. Avec celui-ci pour preuve de son talent, je les attends avec plaisir.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 36, mai 2000


  1. Curieusement, Eschbach lui-même, interrogé sur le sujet, nie toute intention en ce sens (me dit Éric Vial). Son subconscient a pu écrire pour lui… ou on peut se dire que nous, lecteurs français, pensons encore au nazisme, plus de cinquante ans après, quand nous évoquons l'Allemagne.

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