Francis Valéry : la Cité entre les mondes
roman de Science-Fiction, 2000
- par ailleurs :
Serait-ce un pastiche de roman d'“aventures scientifiques” et donc une entreprise nostalgique ? Serait-ce un roman d'espionnage dans lequel les agences gouvernementales laisseraient la place aux réseaux francs-maçons ? Ou alors une uchronie ? Un roman steampunk ? Une réminiscence du lost-world novel style Arthur Conan Doyle ou H. Rider Haggard ? La Cité entre les mondes, dernier opus publié de Francis Valéry, est certainement un peu tout cela, et on peut y ajouter un zeste de cryptozoologie, un soupçon de Grands Anciens, un monolithe noir, une masse de clins d'œil tant au monde de la SF qu'à l'Histoire du xxe siècle et à ses personnages-clé.
Il s'agit surtout d'un récit parfaitement jubilatoire, qui remplit donc la première exigence du contrat de lecture : procurer un franc plaisir de découverte. C'est en effet un livre qui, ne le cachons pas, se révèle une précieuse source de bonne humeur ! Néanmoins, il ne faudrait pas en conclure que nous sommes en présence d'une caricature littéraire sans contenu propre. Valéry a dans le même temps écrit un livre sérieux — et oserais-je dire “humaniste” ? —, qui sait aborder des problèmes graves au cœur d'une narration par ailleurs à rebondissements. Le sort de l'Afrique et la critique au vitriol du colonialisme qui parcourt tout le récit en est un bon exemple : il ne doit pas y avoir beaucoup d'auteurs de SF qui dédient un roman à Patrice Lumumba — même pas Mike Resnick.
Et cette Cité… se révèle tout autant un excellent roman de SF, comportant tous les ingrédients classiques, à commencer par les floughs, extraterrestres télépathes en forme de grenouilles à visibilité variable. Peut-être dira-t-on que la SF n'en constitue pas l'élément moteur — qu'elle aurait même tendance à se diluer au cœur du foisonnement thématique, que le syncrétisme dudit foisonnement tient un peu du fourre-tout, que l'auteur a trop voulu en faire et qu'à trop embrasser. Ces critiques ne tiennent pas compte du principal attrait : ce plaisir toujours intact de découvrir page après page l'invention permanente qui mène le récit, malgré sans doute l'une ou l'autre baisse de régime.
Le professeur Blumlein, son assistant Joseph Plumet — on se croirait chez Tardi ! —, leur nouvel ami Hercule Crouquet et la charmante Agatha Miller sont en route pour l'Afrique. L'une se croit destinée au mariage, l'autre part retrouver son frère, les deux premiers s'en vont à la chasse au dinosaure. Quelque part au plus profond des jungles du Kongo, le Mokêlé m'bembé fait en effet parler de lui : Bob Morane n'est pas loin, lui non plus. Chacun sa quête, qui subira bien entendu nombre d'avatars au fil de l'action, jusqu'à nouer tous les protagonistes autour du destin de l'espèce et de la planète, rien moins.
Nous sommes en 1913, et l'Europe craint la guerre, qui pourrait embraser les grandes puissances et leurs colonies : l'Empire français, la Britannie et le Grand Reich. L'aventure africaine, les dinosauriens perdus et les extraterrestres manipulateurs sont autant de décors ou d'accidents sur une route qui est aussi celle d'un combat de l'ombre — entre puissances ou face à un apprenti “Maître du monde” du style grand mongol chauve à la main artificielle. Les clins d'œil sont légion, redisons-le, mais contrairement aux ouvrages faniques lourdement référentiels, ils n'alourdissent pas le récit, l'absence de décryptage ne nuisant pas à l'action. Qu'importe si le lecteur n'identifie pas Hercule Crouquet — mieux connu en SF sous le nom de Serge Delsemme. L'important n'est-il pas que le Belge, agent secret de la maçonnerie, inspire son futur détective à miss Agatha Miller, qui finira épouse Blumlein et non Christie ?(1)
Il convient de dire un mot de l'esthétique du roman. La grande érudition de Francis Valéry fait évidemment merveille lorsqu'il s'agit de traquer le détail qui tue, et sa connaissance du roman populaire du début du siècle fait toute la richesse de son choix thématique. La narration explose de même dans tous les sens, ou plutôt attire à elle tous les procédés, passant des articles de la presse du moment aux carnets personnels en passant par le style épistolaire ou les extraits d'essais historiques. (Les effets sont évidemment quelque peu exigés par le genre uchronique : il faut bien, à certains moments, expliquer l'univers du roman, et on sait que tel est souvent le piège pour l'écrivain, lequel s'en sort ici à son honneur.)
Je le réaffirme : les détails qui créent l'effet de réel ne nuisent en rien au foisonnement de l'intrigue. Qu'importe si sur le navire qui emmène Blumlein vers le Kongo, on croise un médecin alsacien par ailleurs pianiste, qui part fonder un dispensaire ? On sourira, comme du fait que le bailleur de fonds de l'expédition soit un Hugo Gernsback patron de presse parisien — à défaut de s'en être allé créer la scientifiction aux États-Unis —, ou de la scène finale qui ridiculise le savant prussien Tassilo von Töplitz et qui renvoie au Monde perdu d'Arthur Conan Doyle.
Si Darwinia de Robert Charles Wilson, dont l'univers est proche, se révèle profondément sérieux, la Cité entre les mondes parvient à forcer la réflexion en faisant sourire. Ce n'est pas rien. Dites, monsieur Denoël, on sait que la suite est prévue : donnerez-vous à Gilles Dumay votre bénédiction pour la publier ?(2)
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