Francis Valéry : la Cité entre les mondes
roman de Science-Fiction, 2000
- par ailleurs :
Un plaisir vénéneux de l'uchronie est cette licence qu'elle accorde de jouer avec des personnages historiques, de leur faire endosser une biographie impossible — pour cause de circonstances gauchies —, voire même de modifier leurs talents ou leur caractère. Personnages historiques, connaissances personnelles, voire même — plus rarement — personnages des fictions d'autres auteurs, Valéry joue sur tous ces registres et s'en donne à cœur joie.
Samuel Blumlein, donc, est à bien des égards un avatar du Salomon Bernstein qui guidait les destinées de l'agence Arkham.(1) Scientifique de haut niveau, il témoigne d'un éclectisme cognitif (de la physique théorique à la cryptozoologie) qui n'était déjà plus de mise au xixe siècle — en dehors des pages des romans populaires, naturellement. À ses côtés, Joseph Plumet, doué de l'enthousiasme juvénile et de la naïveté que l'on suppose consubstantielle du rôle de fidèle assistant. Autour d'eux gravitent une galaxie d'amis et d'ennemis, organisés selon les rivalités politiques de l'époque (entre une alliance France/Grande-Bretagne et l'Empire prussien : nous sommes dans un monde parallèle, mais là aussi, la “Belle Époque” prépare une guerre mondiale), et selon le réseau souterrain de la franc-maçonnerie.
Des dinosauriens survivant au fin fond de l'Afrique ? Il n'en faut pas plus pour lancer nos amis dans une de leurs aventures les plus stupéfiantes… Euh, pardon, j'en viens à oublier que si Salomon Bernstein marchait sur les traces de Bob Morane, Samuel Blumlein se contente, lui, de passer de temps en temps dans ses cheveux sa main aux doigts largement écartés.(2) Et ses aventures et sa vision du monde feraient plutôt penser à Paul d'Ivoi. Plus d'ailleurs qu'à cet autre Verne, celui qui ne prend pas d's, sauf à son prénom — ah oui, Jules.
Ce recyclage de la littérature populaire de la fin du xixe siècle ou du début du xxe (Doyle, Burroughs) était, en fin de compte, déjà pratiqué par Henri Vernes au long de ses Bob Morane. Et avant lui, par Kenneth Robeson, dont les aventures de Doc Savage — conçu à la belle époque des pulps — boivent souvent à la source de la tradition des “mondes perdus”. La Cité entre les mondes partage d'ailleurs avec les Doc Savage des procédés de construction de l'intrigue : si notre monde quotidien subit l'intrusion de personnages réellement extraordinaires, dont l'origine est un postulat de SF, nos héros — ils doivent être plusieurs, pour se perdre et se retrouver, être capturés en détail et se libérer mutuellement — sont aux prises avec d'affreux méchants bien prosaïques, issus de notre monde, gangsters ou agents d'une puissance étrangère. Aujourd'hui toutefois, le cannibalisme littéraire du roman d'aventures ne répugne plus à se passer par surcroît un os dans le nez, et à se revendiquer. Post-moderne ou steampunk, chacun selon son jargon de prédilection.
Valéry ne peut se résigner longtemps au rôle d'un pasticheur fidèle. On remarque vite les emprunts à l'Histoire, avec des personnages comme le — maléfique — professeur Oppenheimer, ou plus souvent à l'histoire littéraire (Agatha Miller, Hugo Gernsback), et là le Valéry critique, connaisseur de l'ancienne SF française, nostalgique peut-être de son effacement devant la variété d'origine américaine, adresse au lectorat de SF un clin d'œil énorme. D'autres ne sont perceptibles qu'à des cercles plus ou moins restreints du fandom : le capitaine Lœvenbruck est un personnage mineur ; Hercule Crouquet, par contre, emprunte son physique et sa façon de parler — brillamment reproduite — à son alter ego réel. Wilson Tucker, qui avait pratiqué à tour de bras le procédé consistant à peupler ses fictions d'amis et de connaissances — sous leur vrai nom —, a donné naissance dans le fandom américain au néologisme tuckerization pour désigner ce genre d'emprunts ; Roland C. Wagner est sans doute l'exemple le plus notoire de tuckérien pratiquant dans la SF française, avec pour résultat — pour les lecteurs “naïfs” — un peu plus de profondeur savoureuse dans les rapports entre personnages.
C'est un jeu respectable, mais qui reste anecdotique. Valéry peut mieux, et le prouve au détour des chapitres, avec des charges contre le colonialisme qui contrastent fortement avec le nationalisme inconscient de son protagoniste en début du roman. Reconnaissons à sa décharge que celui-ci n'a jamais voyagé « plus loin que l'estuaire de la Gironde »
, et que la comparaison entre colonies européennes et État indépendant du Kongo lui ouvre les yeux.
Cette indépendance africaine d'un État est une des modifications majeures introduites dans le cadre historique par l'uchronie de ce roman. "L'Oiseau de Zimbabwe"(3) consacrait un certain temps à la description de son cadre historique. La Cité entre les mondes procède exclusivement par allusions, et il est assez difficile de recoller tous ces fragments (une gare de Waterloo à Paris, par exemple) en un tout cohérent. De même, on nous dit que l'État indépendant du Kongo, après le procès et l'exécution de l'aventurier Stanley, est plus prospère que les pays colonisés ; mais rien ou presque n'est montré de son fonctionnement, ni dit de l'histoire qui a mené à la constitution du bassin du Kongo en un État unifié — sans que ce soit sous la férule d'un Léopold.
Un point original : le rôle joué par la franc-maçonnerie dans le roman. Je n'en sais pas assez sur l'histoire de ce mouvement pour apprécier la déviation par rapport à notre histoire à partir des notes historiques données dans le roman, mais j'ai parfois — comme d'ailleurs le personnage de Plumet ! — été agacé par l'omniprésence et la comique suffisance des “frères”. Que plus de la moitié des personnages principaux partagent la même poignée de main secrète affaiblit quand même la tension dramatique…
Le livre n'en dit guère non plus sur les extraterrestres transdimensionnels qui sont responsables — au-delà d'un accident de géologie trop commode pour être honnête, sorti tout droit du Monde perdu — des phénomènes de survivance qui attirent en premier lieu l'attention de Samuel. Bref, tout se passe comme si, tout à sa tâche de roman d'aventures, le livre en oubliait d'être de la SF qui pense. Qui se prend la tête, dirait un banlieusard parisien. Directive éditoriale ? Choix délibéré, ou dicté par la hâte ? Si je regrette l'orientation, je n'ai pas regretté la lecture de l'ouvrage, toujours bien écrit, varié dans le ton, et parsemé des saillies humoristiques que l'on attend de Valéry. Il joue, je vous dis ! Et j'espère que la suite qu'il nous promet répondra à certaines des questions laissées sans réponse dans le premier roman.(4)
- Série de livres de regrettée mémoire aux éditions DLM, Agence Arkham : enquêtes dans l'étrange était écrite à plusieurs mains sous la direction de Francis Valéry.↑
- Et qui ne sont pas déformés par la pratique du karaté, sport inconnu de notre casanier héros.↑
- Notons qu'en dépit des nombreuses similarités de contexte (époque, présence des symbiotes télépathes (les floughs), cité antique du Zimbabwe, cryptozoologie), la nouvelle "l'Oiseau de Zimbabwe" (dans l'anthologie Futurs antérieurs composée par Daniel Riche) se situe dans une histoire parallèle encore différente : pour ne prendre qu'un exemple, dans celle-là, c'est Louis XIX qui règne sur la France, alors que dans ce roman-ci, ce sont les Napoléon qui ont joué les prolongations — mais la République est rétablie avant l'ouverture du livre.↑
- Non parue à ce jour. — Note de Quarante-Deux en mai 2012.↑
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