Isabelle Guillaume : le Roman d'aventures depuis ‘l'Île au trésor’
essai, 1999
- par ailleurs :
Je ne ferai pas l'injure de rappeler aux lecteurs de KWS les liens qui unissent le roman d'aventures à la littérature conjecturale. Dans une récente étude,(1) Dominique Warfa a remarquablement montré en quoi la SF est redevable à cette catégorie de récits — même si, pour les besoins de sa démonstration, il élimine un peu trop vite, à mon sens, le rôle, actif ou passif, joué par le Fantastique dans la maturation du genre science-fictif. C'est la raison pour laquelle l'ouvrage d'Isabelle Guillaume à l'Harmattan, enseignante à l'université Stendhal (Grenoble III), mérite une mention en ces pages.
Évacuant d'emblée toute interrogation générique, l'auteur s'attache à mettre en lumière les thèmes et stratégies narratives du roman d'aventures, en fondant sa réflexion sur l'étude comparée de quelques ouvrages publiés depuis la parution du classique de Stevenson, l'Île au trésor (1881). Pour une fois, nous n'entrerons pas dans le détail de l'exégèse (délimitation de l'espace romanesque, part de l'inconscient, aspects idéologiques…). L'analyse proposée par Isabelle Guillaume semble juste, cohérente… à condition toutefois de se contenter du corpus étudié, dont on déplorera l'étroitesse. En effet, même si Joseph Conrad, J. Meade Falkner, Jack London, Pierre Mac Orlan et Robert Louis Stevenson se voient conférer les places d'honneur, nous demeurons circonspects quant au reste de la sélection. Que dire d'une étude sur le roman d'aventures où Louis-Ferdinand Céline est cité plus souvent que Jules Verne, où Sartre est six fois plus cité que Melville, et Kessel vingt-sept fois plus que Kipling ? Que dire d'un essai sur le roman d'aventures où l'on cherche désespérément les noms de Pierre Boulle, Edgar Rice Burroughs, James Oliver Curwood, Arthur Conan Doyle, H. Rider Haggard, mais dans lequel l'œuvre d'André Malraux est étudiée de long en large ? Je ne parle même pas des littérateurs populaires français qui sont — une fois de plus ! — passés à la trappe : exit les Jean d'Agraives, Arthur Bernède, André Couvreur, Paul Féval, Léon Groc, Jean de La Hire, Paul d'Ivoi, Gustave Le Rouge… Il est même possible qu'Isabelle Guillaume ignore le catalogue historique des éditions Tallandier. Travailler sur un éventail élitiste, comme elle le fait, n'a rien de répréhensible, tant que l'on ne cherche pas à soumettre le genre à des “lois” vérifiées pour une poignée de récits seulement. C'est un peu comme si quelqu'un se livrait demain à une description thématique et narratologique de la Science-Fiction francophone en limitant ses recherches aux productions de Lionel Évrard, Colette Fayard, Jacqueline Harpman, Emmanuel Jouanne, Michel Lamart et Antoine Volodine. Je pense que beaucoup d'amateurs n'y retrouveraient pas leurs petits ! Le même défaut entache l'Introduction à la littérature fantastique (1970) où Tzvetan Todorov a choisi son corpus de manière à éliminer tous les textes susceptibles de démentir son propos : on connaît l'inanité de cet essai dénoncé en son temps par Jean Bellemin-Noël.
En se dispensant, dès le départ, de délimiter son champ d'étude, Isabelle Guillaume éveille la suspicion légitime du lecteur. Au lieu de tenter de définir le roman d'aventures, elle se livre à un bref inventaire frappé du sceau de la subjectivité : « Au nombre de ces romans figurent en belle place Moonfleet que John Meade Falkner a fait paraître à Londres en 1898, the Sea-wolf de Jack London, Heart of darkness de Joseph Conrad, les Clients du Bon Chien Jaune et l'Ancre de miséricorde que Pierre Mac Orlan publie respectivement en 1926 et en 1941. »
(p. 5). De plus, Isabelle Guillaume n'explique pas clairement en quoi l'Île au trésor constitue un point de départ pertinent, un livre-charnière. Pourquoi ne pas remonter jusqu'aux romans maritimes d'Eugène Sue, au Négrier d'Édouard Corbière (1832), au Pilote de James Fenimore Cooper (1823) ou, mieux, aux Aventures du chevalier de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la Nouvelle France de Le Sage (1732) ?
Prise d'un soudain remords, Isabelle Guillaume esquisse, à la page 77, une “généalogie” du roman d'aventures en deux points : Robinson Crusoe et les romans populaires des années 1830. Ces derniers sont rejetés pour des considérations éthiques qui laissent perplexe : « S'ils traduisent une fascination pour le bandit qu'ils ont choisi pour héros, ces derniers se réfèrent en effet à une morale qui le condamne et propose pour dénouement un châtiment exemplaire. »
(p. 79). Malheureusement, Isabelle Guillaume a tort d'appuyer une description aussi caricaturale sur les récits d'Eugène Sue. En janvier 1832, ce dernier écrivait dans sa préface à la Salamandre :
« J'ai toujours été convaincu qu'il y avait une autre logique à suivre que celle des drames et des romans, où d'ordinaire l'auteur anticipe sur la justice divine, et paye largement ici-bas chacun selon ses œuvres […]. Or cette pensée d'une juste rémunération est, à elle seule, la religion chrétienne. Mais cette pensée toute divine, en la rapetissant, en tâchant de l'habiller à votre taille d'homme vous la faussez : car la déduction que vous en tirez, pour l'appliquer à l'humanité, est démentie par les faits de chaque jour, de chaque heure, par le présent, par le passé, par des exemples de la vie privée ou de la vie publique. Parce que, au lieu de regarder à la tête du corps social, vous cherchez à ses pieds qui plongent dans la fange ; parce que vous ne flétrissez du nom de criminel que l'assassin obscur qui tue pour vivre ou par vengeance, et qu'il est certain que la police et le bourreau seraient tôt ou tard la providence et le dieu vengeur de celui-là. Et parce que, arrêtant au grand jour, un homme sanglant, le couteau à la main, vous le jetterez sur un échafaud, vous croirez prouver une vérité ; vous irez proclamant comme un fait vrai, moral et consolant, que le crime est puni sur la terre. Ceci est une amère dérision, un cruel mensonge et un paradoxe bien immoral. C'est une dérision, et un mensonge : car il y a d'autres crimes bien plus véritablement crimes, bien plus nombreux que ceux-là, et qui n'ont pourtant jamais l'échafaud pour dénouement ! Pour ceux-là au contraire, c'est une vie somptueuse et honorée, des louanges, des insignes, le respect des hommes, les jouissances du luxe et de l'orgueil, des réputations éclatantes, des noms qui retentissent dans la postérité ».
Isabelle Guillaume écarte également Robinson Crusoe de son champ d'étude car son héros « ne fuit l'Occident que pour mieux le retrouver »
et parce que « tous les efforts qu'il met en œuvre visent la restauration de la civilisation perdue »
(p. 78). Cette position paraît doublement critiquable. Primo, parce que l'objectif colonial est indissociable de la genèse du roman d'aventures ; secundo, dans la mesure où Isabelle Guillaume oublie que la production de Daniel Defoe ne se résume pas à Robinson Crusoe. Que deviennent, par exemple, le Captain Singleton (1720) et le Colonel Jack (1722), respectivement pirate et brigand ? Ont-ils été sacrifiés eux aussi sur l'autel de la morale ?
Dans sa conclusion, Isabelle Guillaume développe l'opinion selon laquelle « loin de conférer la première place à l'événement, les récits se trament à partir du projet de parler de soi »
(p. 319). Elle s'oppose en cela à Stevenson qui, dans ses Essais sur l'art de la fiction,(2) notait :
« Ce n'est pas le personnage mais l'événement qui nous arrache à notre réserve. Quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes ; une situation que nous nous sommes longtemps plus à imaginer, se trouve réalisée dans le roman avec tous les détails nécessaires, et les plus séduisants. Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit, en nous-mêmes, et nous vivons une expérience neuve, alors, et alors seulement nous pouvons dire que nous venons de lire un récit romanesque. »
Il faut tout de même une bonne dose de courage — ou de vanité ! — pour étudier une œuvre et affirmer connaître le projet de son auteur mieux que l'auteur lui-même !
Il existe évidemment une tradition ancrée du récit d'aventures homodiégétique qui participe de l'imitation du mémorial, des relations de voyage, avec son cortège d'effets réalistes, son exotisme verbal : « si dans quelques endroits vous trouvez le style un peu trop marin, souvenez-vous que c'est celui d'un flibustier »
prévenait Le Sage en défense du chevalier Beauchêne. De là à déprécier le rôle de l'action au profit d'un dessein narcissique, il y a un pas qu'il est périlleux de franchir. Le roman d'aventures n'est sans doute pas le monolithe lisse exhibé par Isabelle Guillaume. Il présente des milliers de facettes, d'arêtes, d'aspérités. Ses strates s'imbriquent dans des blocs voisins (le poème épique, la saga, le Fantastique, la Science-Fiction, le Policier, l'Espionnage…). Il est protéiforme, peut-être irreprésentable et, même si certains éprouvent quelque difficulté à l'admettre, il abrite Joseph Conrad aussi sûrement qu'Henri Vernes.
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