KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Christopher Priest : une Femme sans histoires

(the Quiet woman, 1990)

roman de Science-Fiction

chronique par Noé Gaillard, 2000

par ailleurs :

La première édition française, en 1991, de cette Femme sans histoires était sagement rangée dans ma bibliothèque, et malgré un goût prononcé — depuis le Monde inverti — pour les œuvres de Priest, je n'avais pas pris le temps de le lire. Cette édition de poche plus maniable, et à la couverture remarquable, m'a incité à combler mon retard.

Une femme écrivain, Alice Stockton, cherche à publier son dernier livre (genre biographie romancée, comme le roman de Priest) mais il est séquestré par le ministère de l'intérieur. Nous sommes en Angleterre après qu'un incident à l'usine de La Hague a irradié la région où vit l'héroïne. Alice rencontrera Gordon, le fils de sa voisine assassinée avec laquelle elle entretenait de bons rapports au point de vouloir la prendre comme personnage de son prochain ouvrage.

À partir de là, Priest présente deux récits croisés. D'une part le récit de Gordon et d'autre part le récit d'Alice et met en évidence les fantasmes, l'imaginaire des gens qui n'ont pas une identité affirmée et semblent n'exister que parce qu'ils s'imaginent. C'est ce qu'ils imaginent, tout comme le fait qu'ils imaginent, qui les fait être. Ainsi les mêmes scènes peuvent être racontées selon deux points de vue. Pour remettre un peu d'ordre dans ce qui pourrait ennuyer le lecteur, Priest fait intervenir deux autres personnages qui vivent aussi selon leurs fantasmes, deux relations d'Alice qui vont l'aider à vaincre les fantasmes de Gordon. Mais les dernières phrases laissent à penser que cette victoire s'insère dans le cadre de fantasmes collectifs qui modifient très fortement la réalité que chacun s'invente.

Priest ajoute à cela une charge contre les éditeurs et des remarques sur la collusion des médias avec les grandes firmes, et distille un lent poison quant à la réalité du monde. Le cousinage avec Dick est évident, mais la patine du temps ou l'écriture à l'anglaise gomme doucement l'agressivité du Maître…

Je ne sais quel accueil les lecteurs offriront à cette Femme sans histoires — le titre est bien sûr à double sens, sans histoires à raconter et sans histoires, c'est-à-dire menant une vie calme et bien rangée — mais il me semble que la littérature tout court gagnerait beaucoup à ce que ce genre d'œuvre insidieuse, réfléchie, fine trouve le public nécessaire — à voir combien peu de romans de Priest sont disponibles sur le marché, je crains que mon vœu reste pieux.

Noé Gaillard → Keep Watching the Skies!, nº 36, mai 2000

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