Sylvie Denis : Escales 2001
anthologie de Science-Fiction, 2000
- par ailleurs :
On serait tenté d'écrire, au vu de ce volume et du précédent, que la série Escales [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] a acquis le caractère d'une institution, avec ses avantages (la participation assurée d'un certain nombre de ténors) et ses inconvénients (un certain relâchement dans l'effort, ou dans la capacité, d'innovation). Si une telle analyse ne volait en éclats sur l'écueil de la postérité, bien immédiate ici, puisque réduite à la décision par le Fleuve noir d'annuler la parution d'Escales 2002, pourtant déjà réalisée par André-François Ruaud. À moins de postuler — et il y a, après tout, des raisons pas forcément mauvaises pour ce faire — un total découplage entre création littéraire et contingences matérielles du monde de l'édition.
Oublions donc le présent immédiat, et plongeons-nous dans les dernières Escales. Avec de bonnes raisons : Claude Ecken vient de se voir décerner un prix Rosny aîné pour "la Fin du big bang", novella qui conclut l'anthologie. Il s'agit ici d'univers parallèles, un thème en vogue ; alors même que ces univers se distinguent par des détails de leur Histoire, la manière de les considérer n'est pas vraiment historique, en ce sens qu'ils constituent plutôt une torture pour le protagoniste, qui change sans cesse d'univers et ne voit aucune logique, ni aux changements, ni à chaque univers pris isolément. Son histoire personnelle est perpendiculaire à l'histoire du monde. Considéré comme un inadapté partout où il échoue, le héros d'Ecken finit par trouver un modus vivendi avec l'univers — et l'âme sœur. Un récit, et une conclusion, qui ne peuvent que plaire au fan de base — et donc me plaisent —, et dans lequel on palpe la voix de l'auteur. Un plaisir.
Jean-Jacques Girardot adopte dans "le Mouton sur le penchant de la colline" une voix beaucoup moins personnelle. Des pages d'acier plus que de chair. Et l'indéniable ombre de Greg Egan. C'est pourtant mon texte préféré du recueil : ici aussi, la mémoire est truquée — mais elle l'est pour tout le monde, courtoisie des multinationales — et l'affirmation personnelle est corrélée à la pulsion sexuelle — mais celle-ci est totalement pervertie, monstrueuse. Et le temps du récit est radicalement décalé. Un piège.
Guillaume Thiberge ne se décide pas toujours à raconter une histoire avec "Opération veilleuse". Ici, il ne le fait que sur les bords, avec une ombre de chute qui tient plus des lazzi lancés à l'agglomération toulousaine — sûrement trop urbaine à son goût — dont il est résident par commodité. On lit cependant Thiberge sans cesse et goulûment, pour sa verve, sa capacité à faire vivre le langage.
"Avatar", la nouvelle de Joëlle Wintrebert, émotionnellement tendue, tient toute en une idée effrayante : on peut ne pas connaître ceux qu'on aime, et souffrir encore plus de les découvrir tels qu'ils sont. Comme elle est courte, ça marche bien.
Puis, à mon goût, suit la foule des textes qui se défendent mais auxquels il manque quelque chose pour être réussis. On trouvera des excuses à "Gangrènes" de Marc Sarrazy, qui est débutant et écrit avec la fougue d'un auteur de fanzine un texte pas original (sur la disparition de la lecture dans un monde futur) mais amusant. Johan Heliot raconte dans "Vermeil, vermeil" une histoire située dans un univers du même tonneau — et fasciné aussi par la perte de l'imprimé — mais beaucoup plus baroque et imaginative. Tellement même que le manque de cohérence affaiblit le punch imaginatif.
Jean-Jacques Nguyen travaille toujours le terrain de la virtualité, transposée dans "la Méridienne des songes" en une ruche extraterrestre. Je n'y ai pas retrouvé la même énergie que dans ses meilleurs textes.
Sylvie Lainé a le mérite et l'originalité de se plonger avec "Définissez : priorités" dans la technologie (l'informatique en l'occurrence) pour fonder son récit, mais le défaut de laisser la technique plomber le texte — pour un lecteur peu dégourdi comme moi, en tout cas.
Puis nous avons un chapelet de textes politiques — oui, la SF d'aujourd'hui n'est pas moins politique que celle de l'époque dite de la SF politique —, marqués par les idées à la mode de l'“anti-mondialisation”.(1) "Les Couleurs de l'arc-en-ciel" de Nathalie Mège en livre un exemple paroxystique, qui ne relevait déjà plus de la SF (le bug de l'an 2000 ⁈) quand l'anthologie a été publiée. Bien fichu au niveau dramatique, au demeurant. Marie-Pierre Najman a dans "Surf temporel" une idée plus originale, du voyage dans le temps à validité très temporaire, qui me rappelle l'ambiance de certains Dominique Douay. Manque à mon goût le développement. "La Bonne cause" de Laurent Genefort est lisible, prenant, et décidément bien peu original. Les agents secrets sont faits pour être retournés… Fabrice Colin a construit avec "un Jour dans la vie d'Angelina Westwood", comme Wintrebert, une nouvelle sur une idée. À laquelle il manque la cruauté et la cohérence de celle de sa consœur. Francis Valéry, enfin, bâtit des univers baroques, et les regarde ; un peu comme son protagoniste, censément détective, se laisse dicter son enquête du début à la fin. J'ai du mal à être convaincu par "la Cinquième tribu", même si c'est très bien fait.
Le reste des textes de l'anthologie (Warfa, Trudel, Wagner, Barbéri, Day, Leicht) rentre dans la catégorie des grosses déceptions. Wagner parce qu'on dirait qu'il nous livre les “chutes” de la série Tem avec "la Barbe du prophète", un long récit illisible sans référence aux romans ; Trudel parce qu'il donne un texte sans point focal, "les Derniers lecteurs", et qu'il réussit le tour de force de dénoncer un mal bien français dont les Français ne croient jamais être atteints, le nationalisme nombriliste et raciste, et de le faire en manquant totalement de crédibilité au niveau de ses extrapolations politiques. Mieux vaut ne pas parler des autres, dans lesquels je ne suis pas rentré du tout.
Alors ? Je dirais que ce dernier Escales a des hauts et des bas moins marqués que le précédent, et qu'il témoigne d'une SF française qui existe à nouveau sans complexes mais peine encore à produire des chefs-d'œuvre. Souhaitons-les-lui, et rappelons-nous qu'ils viennent rarement de là où on les attend.
- Ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que ces idées ne soient pas présentes dans les textes de Girardot et Wintrebert, ou dans la vie de Thiberge ; mais leurs œuvres, en l'occurrence, les transcendent.↑
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