Il faut prendre sa respiration avant de s'attaquer à ce numéro de revue, car le bazar (avec un seul "a") pèse ses quatre cents pages bien tassées. Bon, d'accord, pour King, quatre cents pages c'est une grosse nouvelle, mais tout de même…
Ce numéro spécial comporte trois fictions de King.
"La Caisse" date de 1979 et est inédite en France — elle a toutefois été adaptée dans la BD Creepshow ; d'ailleurs, quelques cases accompagnent ici la nouvelle. Un professeur de zoologie découvre dans une cave de son université une caisse vieille de plus d'un siècle en provenance de l'Antarctique. Elle s'avère contenir une créature meurtrière, dont l'un des protagonistes se servira pour une vengeance personnelle… Le texte est relativement classique (le monstre, la vengeance), avec un peu d'originalité dans la forme (alternance de deux narrations). Le résultat, s'il ne comptera pas parmi les meilleures nouvelles de King, est très agréable à lire.
Le plat de résistance est une novella de 1997 inédite en France : "Tout est éventuel". Dinky, un jeune homme sans avenir, se voit proposé un jour un boulot bien particulier, exploitant le don surnaturel qu'il possède. L'intrigue est assez mince, eu égard à la taille du texte, mais l'intérêt provient des descriptions données par l'auteur. Tout d'abord, de la vie de Dinky depuis qu'il travaille pour ses mystérieux commanditaires : on pourvoit à ses besoins, il est parfaitement libre de son emploi du temps, mais il n'a le droit de rien posséder. La cage dorée s'avère alors munie d'un cadenas bien solide, et l'existence de prime abord idyllique du protagoniste prend rapidement des allures de cauchemar. Puis Dinky revient sur les circonstances qui l'ont amené dans cette situation, la nature de son pouvoir et l'usage qu'on lui en demande ; et les apparences se révèlent, comme toujours, trompeuses… Basé sur des idées originales, "Tout est éventuel" est un très bon texte.
"Le Chat de l'enfer" a déjà été publiée en France en 1999 (sous une autre traduction) dans Contes du chat pervers, une anthologie de Fantastique félin. Un vieil homme fait appel à un tueur à gages pour se débarrasser d'un matou qu'il croit démoniaque et qui aurait déjà tué trois personnes de son entourage. Quelque peu classique, ce texte d'Horreur est toutefois très efficace, avec une fin assez spectaculaire.
D'autres fictions accompagnent ces trois textes, quatre nouvelles plus ou moins en rapport avec Stephen King.
Dans "l'Homme qui refusait d'être King" de Stanley Wiater, un fan d'un écrivain qui n'est pas nommé — mais dont on devine l'identité‥! — s'introduit dans une maison et s'en mordra les doigts — enfin, c'est surtout lui qui va se faire mordre. Bourrée de références kingiennes, le texte est amusant, même s'il ne casse pas cinq pattes à un chat.
Ramsey Campbell présente "Bienvenue dans la chambre 217" comme un témoignage véridique. Une femme de chambre dans un hôtel en Angleterre, impressionnée par l'œuvre de King et en particulier par Shining, est prise de panique en faisant une chambre. Personnellement, j'ai trouvé ce texte assez peu intéressant : enlevées les références aux livres de King, il ne reste plus grand-chose, et j'ai trouvé la nouvelle de Wiater plus savoureuse.
"La Route de nulle part" de Sean Williams a peu à voir avec King, mis à part une ambiance à la Désolation. Elle conte d'étranges événements se déroulant sur une longue autoroute d'Australie. Je ne l'ai pas trouvée très palpitante.
La quatrième fiction n'a quant à elle rien à voir avec King. Dans "Cinq jours en avril", Brian Hopkins met en scène une équipe de sauvetage envoyée sur les lieux d'un attentat terroriste, un immeuble détruit à Oklahoma City. Les personnages sont originaux, la description de leurs techniques de sauvetage originale. Mais je n'ai guère apprécié la fin, trop pleine de bons sentiments et de morale religieuse.
Comme la rédaction de Ténèbres est sympa avec ses lecteurs, outre ces sept fictions elle nous propose un matériel rédactionnel volumineux, à commencer par un bon paquet d'articles. “Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur King”, en quelque sorte…
George Beahm dresse un long et passionnant portrait de King, s'attardant sur sa vie et sur la gestation et l'évolution de son œuvre. Laurent Bourdier se livre à une analyse très pertinente des rapports entre l'œuvre de King et sa vie, et comment il s'est servi de celle-ci pour alimenter celle-là. Laurent Bourdier, encore lui, décortique dans un court article les rapports qu'entretient King avec la musique, à la fois dans sa vie et dans son œuvre. Daniel Conrad dresse un portrait de Richard Bachman (comment il est né, comment il est mort), et nous parle de ses six romans an- et posthumes. Tyson Blue fait le point sur la manière dont les thèmes spirituels ont été abordés dans les livres de King. Laurent Bourdier, toujours lui, explique l'attitude de King par rapport à la censure, l'auto-censure et les libertés individuelles, à la suite de sa décision de retirer le roman Rage de la vente. Jean-Daniel Brèque nous parle des problèmes de traduction en général, et de Stephen King en particulier.
Harlan Ellison, quant à lui, explique pourquoi l'œuvre de King est difficilement adaptable au cinéma. Article intéressant et bien argumenté, qui a le gros défaut… de dater de 1989 ! Autrement dit, avant les superbes adaptations de Misery, Dolores Clairborne ou la Ligne verte, qui viennent démentir tout ce que dit Ellison.
Tous ces articles adoptent une démarche classique — et sont, par ailleurs, d'un très bon niveau. Les autres sont plus originaux mais ne sont pas les plus réussis. Roberta Lannes raconte une enquête qu'elle a menée auprès de jeunes lecteurs américains de King ; au final, l'article m'a semblé peu palpitant. Bien plus intéressant est l'article de Stanley Wiater sur les deux assistantes personnelles de Stephen King. Par contre, en choisissant l'angle humoristique, Roland Ernould n'est pas très convainquant avec son bestiaire des créatures mises en scènes par King dans ses romans et nouvelles. Je n'ai pas lu l'article jusqu'au bout. Stephen J. Spignesi raconte l'écriture de sa volumineuse encyclopédie consacrée à l'œuvre de King. La première partie est intéressante ; la fin, une suite de citations et d'anecdotes de personnes ayant croisé la route de King, est parfaitement inintéressante.
Les articles sont complétés par plusieurs interviews. De King lui-même, bien sûr — l'une date de 1982, l'autre de l'année dernière. Mais nous avons droit également aux confessions de Peter Straub (co-auteur du Talisman des territoires), de Berni Wrightson (dessinateur de la BD Creepshow et illustrateur de l'Année du loup-garou), Stanley Wiater (journaliste spécialiste de King), Stewart O'Nan (auteur et fan de King), Stuart Tinker (libraire de Bangor spécialisé dans l'œuvre de King), Charlie Fried (collectionneur). Autant d'avis qui apportent des visions différentes de l'écrivain, de son travail, et aussi de l'aspect fanique et médiatique du “phénomène King”.
Quelques pages sont consacrées à la bibliographie et à la filmographie de Stephen King, ainsi qu'aux sites internet consacrés à cet auteur. Enfin, dans les soixante-quinze dernières pages, tous les livres, traduits ou non en français de King, sont résumés et analysés par divers auteurs français ou anglo-saxons.
Pas de doute, l'équipe de Ténèbres a fait un excellent travail. Le niveau des nouvelles est plutôt bon, et j'ai trouvé intéressants la plupart des articles. De plus, ils abordent un large éventail de thèmes concernant King, certains étant particulièrement originaux. Sans en faire une encyclopédie, ils font de ce pavé un ouvrage de référence, indispensable à l'amateur de cet écrivain majeur de notre temps.
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