Gilbert Millet : Hauteurs, nº 5, septembre 2001, spécial Science-Fiction latine
revue généraliste
- par ailleurs :
Après quelques numéros consacrés notamment à Claude Seignolle ou au Fantastique, la revue généraliste Hauteurs continue de ne pas cacher son goût pour les “littératures de l'imaginaire” en publiant un numéro 5 consacré à la “Science-Fiction latine”.
Sur les cinq nouvelles qui nous sont proposées, Valerio Evangelisti ouvre le bal avec un excellent texte, "la Fuite hors la couveuse". Partant de la constatation que les pays occidentaux ont besoin d'un “démon” pour mener une guerre — on donne l'exemple de la guerre du Golfe et de Saddam Hussein, mais le texte s'avère involontairement et ironiquement d'une actualité plus proche… —, l'auteur de Nicolas Eymerich, inquisiteur pousse l'idée jusqu'au bout en imaginant qu'une technologie permette, en manipulant les esprits, de faire littéralement de nos “ennemis” des “démons”. Cet excellent texte dresse un portrait cynique et impitoyable d'une certaine facette de notre société et des médias.
"Il ne se sent pas bien" est un texte de Jean-Pierre Andrevon non inédit. À la suite d'une explosion nucléaire, un TGV se met à remonter le temps, jusqu'au big bang. Un texte curieux, difficilement racontable, mais pas désagréable.
Laurent Genefort reste dans son univers de space opera avec "la Forme idéale", ou comment un collectionneur d'œuvres d'art, en faisant l'acquisition d'un artefact d'origine inconnue, se trouve confronté à une étonnante méthode de reproduction. Une idée assez originale.
Comme d'habitude, l'iconoclaste Hervé Jubert délire sec en imaginant dans "Champagne !" la révolte des machines de guerre nucléaires mises au rebut, le tout étant raconté par la frégate atomique le Jacques Chirac.
Enfin, Joëlle Wintrebert s'attaque au thème de la génétique, du clonage et de la duplication de l'esprit. Un thème qui n'est pas très original : on songe à plusieurs textes de Greg Egan. Mais s'il est sans surprise, le texte est malgré tout assez réussi et très agréable.
La partie fictions s'avère donc un sans faute.
Les nouvelles sont accompagnées d'un grand nombre d'interviews : deux courts entretiens avec Valerio Evangelisti et Sylvie Denis, et des questions posées à onze auteurs de SF (Andrevon, Dantec, Dunyach, Genefort, Jubert, Ligny, Pagel, Pelot, Trudel, Vonarburg, Wintrebert), ces questions tournant autour du rôle de la SF, de sa définition, des frontières et étiquettes, du mélange des genres, et des éventuelles différences entre SF francophone et SF latine. J'ai lu tout cela en diagonale, ces thèmes ayant été abordés, en ce qui me concerne, un grand nombre de fois sur les listes de l'internet, dans les revues, ou lors de conversations à bâtons rompus… Cette remarque n'enlève rien au mérite de la démarche, bien entendu ; d'autant que Hauteurs n'étant pas une revue spécialisée en SF, je suppose que ce numéro constituera pour une partie de son lectorat une excellente introduction à la SF, grâce à un rédactionnel et des fictions de qualité.
Enfin, deux courts articles m'ont laissé quelque peu perplexe.
Gilbert Millet s'attaque tout d'abord à une comparaison entre SF anglo-saxonne et SF latine, en établissant un bref historique de la SF, de Jules Verne à nos jours, pour conclure que finalement il n'y a jamais eu de frontière bien nette entre les deux “blocs”. L'exposé est clair, je suis plutôt d'accord avec les arguments et la conclusion. Mais alors, pourquoi consacrer un numéro à la SF “latine”, si la SF “latine” n'a pas vraiment d'existence propre ? D'ailleurs, je ne vois toujours pas ce que recouvre cette SF “latine” : l'article n'en parle pas, et sur les cinq nouvelles présentées, quatre sont françaises et une italienne. L'anthologie Utopiæ chez Atalante avait le mérite de présenter sept textes de sept auteurs européens, la plupart très peu connus à l'intérieur de nos frontières. D'ailleurs, quid — puisqu'on parle des Latins ! — du reste de l'Europe ? Du thème de ce numéro 5 se dégage donc un certain flou, voire une contradiction.
L'article de Denis Labbé s'intitule "le Merveilleux va-t-il sauver la Science-Fiction ?". Ainsi, la SF serait morte, et c'est le merveilleux qui va la sauver. Voilà qui me laisse perplexe. L'article démarre et continue sur certains raccourcis douteux : « Depuis son apparition au xixe siècle, la SF est ancrée dans un réalisme social, politique, économique et scientifique »
; « Or, en ce début de xxie siècle, la science a perdu de sa magie »
; « Le réalisme est passé, le naturalisme est mort, la SF aussi »
; « Car finalement, que recherche-t-on dans la lecture si ce n'est pas un moment d'évasion, de plaisir, voire d'enchantement ? »
.
Je serais tenté de dire que tout le raisonnement est correct, mais qu'il tombe à l'eau car basé sur des prémisses inexactes. Car il y a belle lurette que la science a perdu de sa magie, et de tout temps la SF s'est partagée entre rigueur et fantaisie. Dès lors, cette “impasse” dans laquelle la SF se trouverait aujourd'hui aurait dû advenir depuis bien longtemps, et le remède invoqué (« Revenons donc au merveilleux dans la SF »
), ma foi, existe depuis toujours et n'a jamais déserté le champ de bataille. D'ailleurs, le merveilleux est plutôt absent des cinq nouvelles proposées. En effet, qu'y trouve-t-on ? Des sociétés en guerre sous couvert d'une hyper-médiatisation cynique, le thème du nucléaire, les problèmes éthiques posés par la génétique… Relevant d'une SF qui serait dépassée, tous ces textes sont de très bons textes ! Bien sûr que le mélange des genres invoqué par Gilbert Millet et Denis Labbé, la “fusion” de Gilles Dumay évoquée par Sylvie Denis dans son interview, ne peuvent qu'ouvrir et enrichir le genre ; mais ouvrir une porte devant soi n'oblige pas à en fermer une autre derrière…
Bon, je m'aperçois que j'ai consacré la moitié de mon article à critiquer six malheureuses pages sur cent cinquante. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce numéro 5 de Hauteurs vaut bien ses 10 euros.
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.