KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-Marc Ligny ; Mandy : les Oiseaux de lumière

roman de Science-Fiction, 2001

chronique par Jean-Louis Trudel, 2002

par ailleurs :

Admettons que ce livre se classe un peu plus haut que le dernier "Millénaires" que j'ai eu sous les yeux (Voyage à l'envers de Philippe Curval).

Mais, pour en juger, il faut surmonter un des prologues les plus lamentables de la SF francophone récente, ainsi qu'un premier chapitre… un second… un troisième… un quatrième… et un cinquième qui n'améliorent guère les choses. Dire qu'après avoir lu l'Énigme de l'univers de Greg Egan, je me demandais si, dans ma critique, j'avais été trop indulgent à l'égard de Thanatos (les Récifs – 1) de Yann Minh !(1) Au bout de quelques pages des Oiseaux de lumière, j'ai été convaincu que Thanatos était une œuvre prodigieuse de lucidité, d'originalité, de rigueur et de modernité. En fait, au bout de quelques pages du prologue, les neurones de plus en plus encrassés, j'avais l'impression de m'enfoncer dans une bouillie innommable, toute gluante de clichés. Au point où je me suis demandé si les auteurs allaient tout d'un coup nous révéler que c'était un simple brouillon écrit par un personnage du vrai roman qui ne débuterait qu'avec le premier chapitre. Ou sinon, il y aurait sûrement une excuse métafictive pour justifier un tel pastiche, à l'instar du roman un Été de Jessica d'Alain Bergeron. Ou on finirait par apprendre que ce n'était qu'une parodie, non ?

Hélas, non. C'est sans doute une sorte de pastiche, si ce n'est que par l'accumulation de références intertextuelles (des planètes dénommées Tralfamadore, Tatooine ; des tapis de Wang ; le retour d'un personnage antérieur de Ligny, le baroudeur spatial Oap Täo ; le chapitre consacré au groupe de shockrock Furia, tiré d'un autre roman antérieur de Ligny, etc.). Le style oscille entre des passages parodiques, constitués de phrases toutes faites, et des descriptions souvent poignantes, portées par des phrases bien frappées.

Qu'est-ce que je reproche au prologue ? Les poncifs, tout d'abord. Dès la première page, on retrouve un vieux baroudeur dans le pétrin en face d'un gros ponte de la finance, dont on décrit longuement le bureau luxueux et l'aguichante androïde de service. Le ploutocrate en question veut recruter Oap Täo — quel nom ! on dirait des onomatopées de BD — pour une chasse à l'oiseau de lumière avec son fils. Pour faire un homme de ce dernier ! Il s'ensuit une nuit avec l'androïde programmée pour plaire et la rencontre, le matin suivant, avec l'héritier, inévitablement un freluquet snobinard, au look “androgyne” — bonjour, le soupçon d'homophobie —, qui ne peut supporter qu'Oap Täo, un homme, un vrai — la preuve, il fait 1 mètre 90 — le corrige et qui traite le brave baroudeur de “plouc”… (Peut-être qu'il faudrait dire aux auteurs que Goudurix, dans Astérix et les Normands, était déjà une caricature. Inutile d'en rajouter.) Comme tout aventurier spatial qui se respecte (Marc Stone de Jean-Pierre Garen, par exemple), Oap Täo a un partenaire androïde (masculin), qui est sentencieux et… aime citer des proverbes. La chasse à l'oiseau de lumière tourne mal, la faute à une imprudence du gringalet. Et il y a bien sûr des policiers parfaitement placés pour les intercepter au mauvais moment… À ce stade du poncif, cela ne tiendrait même pas la route dans un ouvrage jeunesse.

Ensuite, c'est la malléabilité de l'univers fictif qui repousse. Dès les premières pages, on a un bureau antigrav, une androïde capable d'éprouver des sentiments, un androïde doté d'un minimum d'intelligence artificielle, des propulseurs plasmatiques capables d'atteindre 0,6 c en quelques heures et un générateur de Saut Warp. Le problème, comme dans Star trek, c'est l'intégration de toutes ces merveilles. À la fin du roman, Oap Täo regrettera son racisme à l'égard des “aliens” des Hyades et des Pléiades, mais il ne lui viendra jamais à l'idée de remettre en question son traitement méprisant de l'androïde Zag-O. L'accélération jusqu'à 0,6 c équivaut à huit cents fois la gravité terrestre. Mais la maîtrise de l'antigravité n'entraîne pas automatiquement celle de la gravité artificielle ou de la compensation inertielle à la Star trek. Le problème est résolu en ne soulevant pas la question…

En tout cas, les Sauts sont quasi instantanés et les communications aussi (communication directe de la Terre à Proxima du Centaure) — sauf, on dirait, s'il faut qu'une nouvelle ne se rende pas de Neptune à Mars, pour les besoins de l'intrigue. Ceci ramène un coin de Galaxie aux dimensions d'un quartier de Paname et sabote en partie le sens du merveilleux que Ligny veut susciter.

C'est d'autant plus frappant que l'auteur insiste pour injecter du jargon technique et scientifique dans son texte, alors qu'il est loin de pouvoir le faire à bon escient. Existe-t-il chez J'ai lu une moulinette de l'illettrisme scientifique ? On prend un livre, on l'introduit dans l'instrument, on tourne la manivelle et on en ressort un hachis d'inculture technique ou scientifique… Garanti ! Non, il n'y a pas ça dans un placard ? Curieux, on croirait…

Le prologue introduit des propulseurs utilisant un plasma de deutérium/hydrogène (comme le deutérium est un isotope d'hydrogène, ce n'est pas nécessairement très éclairant, même si on comprend que c'est un mélange de H-2 et H-1) pour produire une poussée de 64 billions de GeV. De nos jours, la fusion du protium (H-1) et du deutérium (H-2) n'est pas une candidate de premier plan dans la quête de la fusion contrôlée, mais je suppose que ça pourrait changer. Ce qui est plus embêtant, c'est que la poussée devrait se mesurer avec les unités de la force, alors que le GeV mesure l'énergie. Sans autre donnée, difficile de conclure quoi que ce soit, mais on peut noter que cette faramineuse poussée correspond à une énergie de 10 kJ, soit, pour un vaisseau d'une masse de 85 000 tonnes à vide, l'énergie requise pour le faire avancer de 15 nanomètres s'il accélère à 800 g… Prodigieuse poussée, en effet…

Mais, bon, c'est une broutille. Et les étoiles qui rougissent ou bleuissent réellement, visiblement, à cause de l'effet Doppler, à 0,6 c, c'est aussi trop subtil comme erreur pour la reprocher aux auteurs.

Par contre, la vibration du générateur Warp qui passe de l'infrason aux ultrasons, puis des ultrasons aux… ondes radio, c'est déjà plus fort. Les oiseaux de lumière composés d'un plasma d'hydrogène, de photons et de neutrinos… se déplaçant à 67 km/s, c'est encore plus intrigant, surtout quand on apprend que c'est l'induction magnétique qui permet à l'hydrogène, aux photons et aux neutrinos de rester ensemble (rappel : ni les photons ni les neutrinos ne sont particulièrement sensibles aux champs magnétiques). Mais le comble, c'est la description suivante : « un oiseau de lumière est composé d'énergie quasi à 100 %. Il possède la faculté de surfer sur tout le spectre électromagnétique, depuis les ondes gravitationnelles jusqu'aux rayons gamma, en passant par les ondes radio, lumineuses, X, etc. ». Or, les ondes gravitationnelles ne font pas du tout partie du spectre électromagnétique. La gravitation et l'électromagnétisme, ce sont deux forces fondamentales qui n'ont été unifiées — peut-être — qu'au moment du big bang.

Comme les oiseaux de lumière sont sensibles à la plus subtile variation du bruit de fond cosmologique, à une “bouffée de neutrinos”, à un échange radio, Oap Täo et le freluquet éteignent tout dans la navette pour traquer l'oiseau de lumière. La température baisse — ça caille — mais il n'est pas question de combinaison thermique ou de mesure spéciale pour se protéger du froid. On peut supposer qu'il ne gèle pas encore, donc. Ce qui veut dire que cette navette est une source thermique à 280° Kelvin environ. Or, le bruit de fond cosmologique est à 3° Kelvin : si les oiseaux de lumière sont aussi sensibles qu'Oap Täo l'affirme, la navette devrait leur crever les sens. (Le bruit de fond de la Galaxie, dans le plan du disque mais loin du centre, est de l'ordre de 17° Kelvin.)

Non, je me trompe, c'est le filet maser qui est le comble, car un filet maser, apprend-on, « émet un champ magnétique dirigé, comme les lasers émettent une lumière dirigée ». D'habitude, un maser émet un faisceau de micro-ondes cohérentes… (Il y aura d'autres bourdes dans le reste du livre. Contrairement à ce que croit Ligny, l'hélium ne gèle pas, ou du moins ne gèle pas à des températures et pressions susceptibles d'être trouvées sur une planète (p. 129). Les amas ouverts des Hyades et des Pléiades sont les endroits les moins susceptibles d'héberger des extraterrestres : ils ont moins d'un milliard d'années. Et le reste à l'avenant, surtout quand il est question de physique…)

Enfin, il y a le style qui, dans ce prologue, tend à abuser d'argot plutôt anachronique au xxve siècle et d'anglicismes inutiles, surtout dans une page qui compte des phrases comme : « Elle prépare et shake le cocktail avec dextérité. » ou « Des boots en kevlar poussiéreuses à semelles autogrip, un bomber en pausse élimé sur une combi de vol décolorée. ». La deuxième page du texte, c'est dire…

Certes, on finit par s'intéresser aux personnages et à suivre l'action, mais ça prend du temps. Il faut plusieurs chapitres pour commencer à discerner les points forts de ce livre : l'humour, la fantaisie, l'imagination et, surprenamment, les descriptions astronomiques.

En effet, même si on a parfois l'impression que c'est du space opera écrit par quelqu'un qui se croit trop bon pour ce sous-genre, la narration furieusement mélo et romanesque (on consacre beaucoup de pages aux émois amoureux de Frieda Koulouris) se rachète par des descriptions souvent évocatrices, poétiques même, des planètes et des lunes du système solaire et des autres systèmes découverts ces dernières années. Il y a des moments de drôlerie irrésistible, des moments tendres, des moments sensuels. Il y a de nombreuses trouvailles sur le plan de la description des modes et de la vie quotidienne dans ce futur moyennement lointain.

Je songe depuis un certain temps à rédiger un essai sur les nouveaux territoires de la Science-Fiction au xxie siècle. Mine de rien, les astronomes sont en train de cartographier avec une minutie sans précédent l'espace environnant notre Soleil. Les sondes interplanétaires continuent à préciser notre connaissance des astéroïdes, lunes et planètes du système solaire. Jusqu'à 15 années-lumière, on connaît pratiquement tous les astres du voisinage, jusqu'aux naines brunes. Jusqu'à 200-300 années-lumière, la mission Hipparcos de l'ESA nous donne une idée assez précise des étoiles présentes et de leur éloignement. Jusqu'à une centaine d'années-lumière, on commence à savoir quelles étoiles auraient des super-planètes et des naines brunes comme proches compagnes.

La Science-Fiction, dans son volet spatial, pourrait se renouveler de ce côté en substituant enfin des astres réels, dont on saurait un minimum de choses, aux étoiles génériques et fantasmatiques du siècle dernier.

Par ses décors somptueux inspirés par les toutes dernières découvertes de l'astronomie, les Oiseaux de lumière est peut-être bien le premier roman de SFF du nouveau millénaire. Par tout le reste de son contenu, c'est une œuvre férocement accrochée au xxe siècle, de la révérence nouvel-âgeuse accordée aux chamans d'antan jusqu'à la révélation freudienne d'Oap Täo dans les dernières pages du roman. Les personnages sont très vivants, mais pas très actifs, entraînés dans une de ces courses de relais qui sont tout le contraire d'une intrigue crédible, suite aux machinations d'une extraterrestre dont Frieda Koulouris devrait deviner l'identité beaucoup plus tôt. Bref, beaucoup de mouvement, beaucoup de nudité, un peu de sexe, une boucle temporelle complètement idiote (des oiseaux de lumière composés de photons qui voyagent à dix fois la vitesse de la lumière entre les Nuages de Magellan et la Terre), une ambiance très startrekienne et pratiquement pas de grande idée SF pour soutenir le tout.

Le résultat est à la fois divertissant et largement éculé, mise à part l'utilisation d'éléments astronomiques véridiques. On entrevoit les promesses de la SF du nouveau millénaire, mais il faut regarder de près…

C'est pourquoi je ne peux me défaire d'une certaine ambivalence au moment d'évaluer ce roman qui a reçu le prix Tour-Eiffel. D'une part, il témoigne d'un réel effort de recherche pour créer un arrière-plan astronomique plus vraisemblable que la moyenne. D'autre part, il se cantonne dans un registre populacier qui se permet toutes les facilités sous le couvert de faire drôle.

Jean-Louis Trudel → Keep Watching the Skies!, nº 41-42, janvier 2002


  1. La critique en question a été diffusée sur une liste de discussion par courrier électronique sur la SF francophone, SFFranco. [Lire dans KWS celle de Noé Gaillard. —NdlR.]

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