Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002
Nicolas d'Estienne d'Orves : Othon ou l'Aurore immobile
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
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Pierre Stolze va être content, lui qui professe que la Science-Fiction est une littérature d'images. Car on part effectivement d'images. Le temps arrêté dans une France connaissant une éternelle aurore. Un contemporain envoyé sur sa demande mourir à Rome, dans le cirque, face à un lion, sous l'œil de la foule, de l'empereur et d'un “patron” qui n'est manifestement pas de la même époque, mais aussi d'un très grand nombre de téléspectateurs. Des visites touristiques au bûcher de Montségur. Une Allemagne bloquée à la journée du 18 mars 1945, et vivant en parallèle à l'éternelle répétition de celle-ci. Des frontières embrumées qui envoient qui les traverse sans précautions dans un avenir indéterminé. Des personnes âgées euthanasiées, si l'on peut dire, dans les grands moulins de Paris transformés en hauts fourneaux, tandis que d'autres, ou les mêmes, vont chercher la mort en se faisant commandos terroristes kamikazes. Et à l'Élysée, perpétuellement, le dénommé Othon Athanaric Sempronius.
Voilà de quoi science-fictionner. On touche au pouvoir et au temps. Et pour animer le tout, on met au milieu un rewriter, soudainement chargé d'écrire la vie du dit Othon. Histoire d'avoir une bonne raison de donner des explications. Et on le coince entre sa propre petite amie et la fille du “patron”, laquelle n'a guère froid aux yeux.
L'ennui, c'est que la Science-Fiction n'arrive pas à être seulement une littérature d'images. Ou alors, il faut du talent, énormément de talent, celui de Stolze par exemple, pour les lier entre elles et en faire quelque chose de cohérent. Et pour que l'explication soit implicite, et que le lecteur n'ait pas envie de l'exiger à cors et à cris. Il faut sans doute aussi jouer sur des images assez oniriques pour ne pas avoir besoin d'explications, ou puiser celles-ci dans le fonds commun implicite du genre. Or ce n'est pas le cas ici. Il faut bien expliquer de quoi il retourne. D'autant que la quatrième de couverture, avec sa quinzaine de points d'interrogation, suppose quelques réponses. Que l'on a, ou qu'on n'a pas. Au milieu de quelques fioritures supplémentaires.
On va donc expliquer. Sinon le cataclysme qui devait arrêter le temps dans l'univers entier dans la nuit du 13 au 14 juin 2012, du moins qu'il a été prévu par un savant, que celui-ci a pris les mesures nécessaires pour que la vie puisse continuer, grâce à des émetteurs bricolés, sur la technologie desquels on ne s'étendra pas. Que la vie continue. Que ceux qui ont vécu le “Bouleversement” sont devenus aussi immuables que les conditions météorologiques et que l'heure apparente, les bébés restant des bébés, les adultes ou les vieillards devenant pratiquement inaltérables. Qu'après, longtemps après, des naissances ont recommencé. Que coexistent deux sortes d'humains, “permanents”, et “évolutifs” pour ne pas dire mortels. Que ce n'est pas simple. Même si on s'en tient à des rapports élémentaires, et si les tensions imaginables entre les immortels et les autres sont quelque peu évacuées, ou mises au compte d'immortels las de leur condition. D'où les mises à mort et les attentats déjà évoqués. Qu'une inadvertance dans la fourniture des données à l'ordinateur expliquerait le sort différent fait à chaque pays, à l'intérieur de ses frontières. Que l'on a une technologie permettant de se promener dans le passé et de voir celui-ci s'écouler. Doit-on dire que le mortier supposé relier les images est quelque peu approximatif, peut-être naïf, en tout cas insatisfaisant pour l'amateur de S.-F. qui, par la force de l'habitude, a déjà imaginé trois coups d'avance quand l'auteur déplace un pion ? Et qui repart sur des rapports entre mortels et immortels, ou sur des voyages dans le temps et des paradoxes probables quand l'auteur affirme benoîtement que tout cela est des plus simples. Comme quand, pour exécuter des condamnés, on organise à leur vague demande un repas chez Bokassa premier et dernier, et qu'y participe un “grand échalas en tenue coloniale”, chauve par ailleurs et à la curieuse élocution, qui se retrouve avec les diamants qu'une visiteuse du passé a dédaignés, et qui sont censés lui porter bonheur — ce qui, pour l'auteur, doit s'appeler ne pas interférer avec le passé. Ceci avant que l'amateur de S.-F. s'énerve quand il faut bien que l'histoire avance, si l'on peut dire dans une affaire de temps suspendu, et quand donc il faut mettre au clair les relations entre le dénommé Othon, sa fille et le rewriter. Ou apporter un peu de dynamique aux images. Dynamique qui s'avère tourner sur elle-même, au prix d'au moins deux confusions au moins aussi vieilles que le paradoxe de Barjavel, celle entre une boucle indéfiniment reproduite et la somme de ses répétitions censée représenter l'histoire, ainsi que celle entre un retour individuel dans le passé et une histoire totalement cyclique pour tout le monde.
Bref, les images étaient intéressantes, les “explications” font bricolage, peut-être parce que c'est toujours assez bon pour de la S.-F. Peut-être aussi, au contraire, parce que, du point de vue de la littérature générale — ou pourvue de n'importe quel grade inférieur, en fait —, les explications les plus approximatives passent fort bien, pourvu qu'il ne soit pas question (horresco referens) de sciences, parce que le lecteur ordinaire n'est guère habitué à démonter des raisonnements paralogiques. Selon son humeur, et ayant le choix, l'amateur de Science-Fiction se lamentera, ou se rengorgera. Ou les deux, selon qu'on est jour pair ou impair. Avec une tendance à l'explication la plus pessimiste, quand on constate par exemple que l'auteur n'a pas pensé qu'au point du jour parisien, le soleil est levé depuis à peu près une demi-heure en Alsace, et qu'il fait encore nettement nuit au bout de la Bretagne. Ou qu'il parle impavidement de serres éclairées pour nourrir une population qui n'a pas baissé, puis augmente. Sans parler, dans un registre cette fois plus idéologique que technique, de son plaidoyer patelin pour cette bonne vieille peine de mort, ou d'une scène sans grand rapport avec l'action, une visite dans le passé dont, nonobstant le glorieux patronyme de l'auteur, on peut se demander si elle n'est pas essentiellement destinée à conforter la mythologie maréchaliste, en ramenant tout Vichy à la personne de Pierre Laval.
Reste — si le stock n'a pas entièrement brûlé — un livre, qui n'est malgré tout pas négligeable. Des images, encore une fois. Quelque chose qui devrait passer du côté de la littérature blanche. Et qui constitue une promesse, ou une potentialité, côté S.-F., d'autant que, une fois pointées les incohérences, ce n'est pas si mal mené. Et ça fonctionne même plutôt bien. Parce que ce n'est manifestement pas le talent qui manque. Et parce qu'inversement, cela peut nourrir la réflexion sur les divergences entre littérature générale et S.-F. Autant dire que reste un bouquin qu'il fallait signaler ici. Parce que c'est aussi la fonction d'un fanzine que d'explorer des marges.