Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002
Jérôme Leroy : Bref rapport sur une très fugitive beauté
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
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Si le titre reste cryptique, paraîtrait à tort frôler le poème en prose, et ne se raccroche vraiment qu'à une scène où l'art électronique se met au service des tableaux de Paul Delvaux, l'illustration de couverture donne bien davantage le ton. Le fond noir est des plus justifié, et le vert de la photo — le monochrome est une des marques de fabrique de la collection — n'a rien d'écologiquement rassurant, lumière violente sur une tête d'homme cachée derrière un masque anti-pollution et des lunettes de plongeur, ou de soudeur. De fait, on est dans l'apocalyptique.
On est dans une ville anonyme, mais largement décrite, la Ville, où la Vieille Bourse, ses bouquinistes et ses fleuristes me font irrésistiblement penser à Lille, tandis que d'autres éléments partent franchement dans d'autres directions. On est surtout, à deux générations d'ici, dans une union européenne que l'auteur n'aime pas, où les états anciens se sont découpés en eurorégions, où on baigne dans un politiquement — et surtout hygiéniquement — correct qui l'exaspère, où les pré-ados enrégimentés se font milices antitabac, ou le “libéralisme orthodoxe” fait pour le moins des dégâts, ouvrant par exemple des camps de concentration, etc. Et on est encore plus dans un monde socialement et écologiquement en déglingue. Les inégalités sociales — et culturelles — se sont radicalisées, avec des banlieues-dépotoirs où l'on puise les cobayes pour tester médicaments et produits transgéniques divers ou les décontaminateurs pour zones radioactives, et où on parle par ailleurs une langue fort improbable du type « Multo thanks, richom, you aussi fazer gaffe with… », tout en inventant des chansons dans un français tout à fait normal, ce qui ets une autre histoire. Ces banlieues sont en particulier privées d'eau, devenu produit de luxe, et dont la distribution n'est pas absolument assurée pour les classes moyennes — un tour dans certaines villes de Sicile confirmera si besoin est que ce n'est pas irréaliste. Et cette pénurie d'eau est directement liée à un net réchauffement du climat, agrémentée d'un mélange de trou dans la couche d'ozone et de concentration de ladite ozone au niveau du sol, plus quelques autres joyeusetés. Dont le souvenir d'une catastrophe qui a noyé Bruges et quelques autres lieux. S'y ajoute, mais on y reviendra, l'usage presque systématique, dans les classes dirigeantes, de la manipulation génétique, etc. Et une chute démographique, peut être liée à la généralisation de “sex-simulateurs”, si l'on en croit un pourcentage qui place la fédération européenne, sans doute élargie, aux alentours de deux cents millions d'habitants.
Dans ce monde, on suit quelques personnages, et une catastrophe. Un écrivain de Science-Fiction dont tout est fait pour qu'on l'identifie à l'auteur. Un agent spécial façon FBI à l'européenne, qui sauva autrefois la vie du précédent et, comme lui, aime Roger Vailland. Un crétin survivaliste envoyé tuer l'écrivain parce que son dernier livre, un pamphlet, a déplu au chef de sa secte, laquelle, incidemment, a adopté le slogan qui fut celui de la feue OAS, « frappe où elle veut, quand elle veut ». La jeune maîtresse de l'écrivain, préparant une maîtrise sur son œuvre, amie de la fille, artiste, de l'agent spécial, membre d'un groupe informel issu de la jeunesse dorée, mais plus ou moins en rupture de ban, au nom entre autres de la littérature. Groupe qui inclut la fille d'un grand patron de la médecine, lequel va se retrouver en première ligne. On pourrait ajouter une générale, Noire, sculpturale, aussi intelligente que courageuse et tranchant sur les apparatchiki qu'elle est amenée à côtoyer. Un sous-officier sympathiquement imbibé. Et surtout, dans des chapitres à la première personne et en italiques, un virus dévastateur, passablement omniscient, jouant le rôle de l'œil de Dieu. Et, évidemment, ce virus est à l'origine de la catastrophe. Une épidémie incontrôlable, dévastatrice, frappant au hasard, Un Ébola surmultiplié, qui tue en quelques secondes dans une hémorragie généralisée. Et qui, en une journée, frappe dans une série de villes sans grands rapports les unes avec les autres, comme au hasard. D'où panique, pagaille, scènes plus ou moins gore et scènes de désastre automobilistique, bouclage de la ville par l'armée, huis clos ou presque, débarquement des “outers” sus-cités, affrontements, et en même temps analyse scientifique du fléau, ce dont les résultats ne sont pas faits pour rassurer. Loin de là. Et décision finale, à savoir “éradication”. De la maladie, espère-t-on, et en tout cas des habitants. Sauf à ce qu'ils trouvent un abri antiatomique très amélioré. Ce dont les personnages principaux, à l'exception de deux morts en route, vont bénéficier. La noirceur et la déséspérance n'empêchant pas un happy end. Ou ce que l'auteur peut considérer ainsi.
Le tout est efficace. Mené tambour battant. D'autant que se greffe, outre la vendetta survivaliste contre l'écrivain, celle bien plus justifiée de l'agent spécial contre un serial killer. On n'a pas le temps de s'ennuyer, et c'est une litote. Même si l'apocalypse n'est pas vraiment une nouveauté.
Reste l'aspect politique de la chose. Assez inévitable, au vu de la réputation de l'auteur, et de maintes et maintes remarques tout au long du livre. Si l'on en croit la vox populi du Landerneau, l'auteur passe pour “brun-rouge”, oscillant douteusement entre nostalgies léniniste et extrême droite. Façon petits camarades de feu Jean-Edern Fou-Hallier au temps du non moins feu Idiot international. Autant dire tout de suite que, même en étant fort éloigné des opinions de l'auteur, il ne semble pas que ce soit tout à fait cela. Sans doute plutôt d'un chevénementisme désespéré — si ce n'est pas un pléonasme, Chevènement étant ce qu'il est. Avec grands principes tout ce qu'il y a de plus honorables, restes de cadres d'analyse hérités de Marx, scrogneugneuries peut-être moins nationalistes qu'égocentriques, autres scrogneugneuries entre écologisme de bazar et idéalisme new age, et quelques provocations en prime. Côté grands principes, au premier rang, l'attachement réitéré à l'École de la République. Côté cadres hérités de Marx, l'idée de conscience de classe, et de rapports de production. Pour les deux premiers, conjugués au passé. Certain couplet sur l'Amérique de la fin du xxe siècle est nettement plus mesuré que l'invective moyenne, puisque jouant de la généralisation facile, mais distinguant énergiquement l'Amérique, et les Américains, de ce qu'il conspue réellement, un capitalisme « qui s'était présenté, cent ans plus tôt, comme une utopie réalisée, tout en assassinant ses présidents, ses leaders contestataires et en déversant des tonnes de Napalm sur le Sud-Est asiatique ». Le parallèle entre multinationale et serial killers est finalement du même ordre. Quoi qu'on en pense, on a vu encore bien plus schématique dans l'imprécation. Côté scrogneugneuries, les références au référendum sur Maastricht, ou au souvenir ému d'une dernière campagne électorale souverainiste interrompue par un attentat meurtrier, se mêlent quelques inconséquences destinées à faire de l'effet. Ainsi, au détour d'une phrase, l'italien et le français sont présentés comme de quasi langues mortes, pendant que le petit monde peint par l'auteur parle manifestement français, l'écrit, le lit, entre Apollinaire, Vailland déjà cité et Simenon. Et l'auteur se plaint de technocrates qui n'ont pas compris « qu'il y avait quand même plus de différences entre la France et la Finlande qu'entre le Texas et le Wisconsin », oubliant que ce pourrait être une fois et demie plus au vu des distances relatives entre frontières, oubliant que sa phrase aurait eu beaucoup moins belle allure avec par exemple la Floride et l'Alaska, oubliant aussi qu'il pourrait fort bien y avoir quelques différences, tout aussi sensibles, entre l'Artois et le Béarn, ou le Léon et le Tricastin. Au hasard. Bref, naturalisant les États. Il ricane aussi, après l'avoir imaginée, sur « une heure unique de la Baltique à la Méditerranée », ce qui au vu des fuseaux horaires et du moment où le soleil se lève, ne serait — et n'est — pas absurde, avant d'ajouter, sans rectifier « de l'Atlantique à la Mer Noire » ce qui serait effectivement plus compliqué, puis « Comme d'ailleurs est unique votre monnaie, votre façon de consommer, de faire l'amour, de penser, d'avoir peur », ce qui renvoie énergiquement au présent plus qu'au futur supposé dépeint, et suppose alors une bien piètre connaissance de ce qui n'est pas directement circumvoisin de son nombril. Et qui suppose également une certaine sacralisation de la monnaie, assez peu compatible avec des protestations d'idéalisme intellectuel désintéressé.
À ces scrogneugneuries plus ou moins nationalistes, mais fondées sur la démocratie et le social, s'en ajoutent d'autres, plus vertes dira-t-on. Mais finalement sans doute de même nature. Avec l'idée que les virus n'interviennent pas quand le monde est beau quand il n'y a pas trop de machines — on aimerait quelques indications de siècles, à confronter avec les dates de diverses grandes épidémies. Qu'« on ne [laisse] pas impunément vivre les gens sur trois générations dans un monde entièrement marchandisé, au climat déréglé, à la nourriture trafiquée, où la presque totalité des relations humaines se résumait à des échanges électroniques par écrans interposés », ce qui mélange joyeusement problèmes éventuellement réels et considérations purement morales. En gros, internet donne le cancer.
Histoire d'aggraver les choses, ou plutôt de les compliquer, l'auteur ajoute quelques menues provocations, histoire de conforter certains lecteurs et d'en exaspérer d'autres. Le policier souverainiste est traité de réac par ses collègues, le candidat souverainiste dont la campagne est nostalgiquement évoquée est accusé de tous les vices par un “intellectuel multicarte” du nom de Mindely (Alain Minc et qui d'autre ?) synthèse des détestations de l'auteur : « de populisme outer, d'homophobie, de révisionnisme antieuropéen, de crypto-communisme, de catholicisme, de tabagisme et d'alcoolisme ». Et en même temps que l'on désamorce les critiques, on sème des indices irritants. Ainsi, l'Europe pour le moins peu appréciée a été en lutte contre des “nationaux-prolétariens” dans le désert de Gobi, un jeune médecin voué à l'action désintéressée en banlieue et au mauvais esprit s'appelle Destouches, comme Céline. Peut-être ajoutera-t-on telle demoiselle, décrite comme une “Vénus de légende celte”. Peut-être surtout s'agit-il là d'agiter un chiffon pour voir quels taureaux se précipiteront dessus.
Le problème n'est sans doute pas là, mais dans une désespérance qui peut légitimement exaspérer. On a déjà entendu ailleurs l'antienne du tout est foutu, en dehors même du propos général et de l'apocalypse qui est au centre du roman, et avec des commentaires adventices sur “l'ONU moribonde”, ou sur la déprime même de l'auteur, politique — les souverainistes qui ont sa préférence sont montrés plafonnant à trois pour cent de l'électorat — et personnel, puisqu'il explique par le biais de son personnage romancier qu'il n'est pas un chroniqueur « de haute graisse, un Joinville ou un Froissart », qu'il n'a que « Quelques romans d'anticipation à son actif », ou fait dire par un autre personnage que « cette manière de se servir de l'anticipation pour critiquer la société, c'était d'un commun… », moyen peut-être de s'assurer la complicité du lecteur en se posant en victime incomprise. On vire au nihilisme de bistrot lorsqu'il est question de « médicaments qui ne soignent plus rien », et que l'auteur, entre deux exaspérations contre qui surtaxe l'alcool ou voudrait interdire de fumer dans les lieux publics, fait l'éloge du refus de prendre des gélules prophylactiques avant de faire l'amour, version édulcorée ou aggravée d'un refus du préservatif… Bref, tout va mal, tout est dans tout, c'est l'insupportable politique européenne qui déclenche indirectement l'Ébola suractivé, et il n'y a pas de solution de rechange. Dernier point qui interdit au reste de parler de populisme : il n'y a pas de solution simple, pas de sauveur suprême, pas non plus de classe messianique sur laquelle reporter les enthousiasmes ouvriéristes ou tiers-mondistes — ce qui est dit des outers est éloquent. Il n'y a pas non plus, et cela a quelque importance pour un jugement politique, de salauds parfaits. Ou très loin à l'arrière-plan, avec un führer au petit pied pour l'eurorégion francilienne, mais qui n'apparaît pas vraiment, sinon à titre de souvenir-repoussoir, et n'interfère jamais avec l'action. Ou très vite confondu avec des forces anonymes, tout à la fois celles des multinationales et celles de la maladie, comme le serial killer, d'ailleurs jouet de la folie. Pour le reste, si les “bons” sont manifestement les derniers littéraires et les derniers baroudeurs, il n'y a pas vraiment de “méchants”, des faibles tout au plus. Des gens englués dans leurs rôles. Car alors que cela semble incompatible avec son catastrophisme nihiliste, il y a un réel humanisme chez l'auteur. Ce n'est pas le ricanement glacé de qui contemple de haut les fourmis humaines. Ni la misanthropie radicale de qui peint la fin de l'humanité. Il y a une vraie tendresse pour les personnages. Le sous-officier alcoolique est un modèle du genre. Mais l'organisateur d'événements hartistiques — le h est du critique — n'est finalement pas non plus maltraité, tant l'amour du beau rachète son snobisme au moment où la maladie le rejoint. Et les militaires qui décident de l'éradication, de la liquidation de la ville, alors même que c'est inutile, ne sont pas non plus des salauds. Loin de là. Celle qui lance l'idée meurt tout de suite après, et même si ce n'est pas objectivement un sacrifice il y a là quelque chose qui a à voir avec la rédemption. Et celui qui la met à exécution, s'il est absent, s'il devient un putschiste, s'il renverse le gouvernement légal — mais c'est celui de Bruxelles, réputé vaguement illégitime dans ce discours fort peu européiste — ne fait que ce qu'il peut tenter de faire. Son nom, Italo de Saxe-Cobourgski, se prêterait à une farce, or on en est fort loin. Et c'est sans doute cela, cette absence de mépris, qui éloigne le plus radicalement le roman de l'extrême-droite populiste. Sans compter la fin. Post soixante-huitarde quoi qu'en ait l'auteur. Avec communauté vouée à l'agriculture — vignobles inclus évidemment —, et relais civilisationnel pris — après liquidation des sociétés industrialisées occidentales, de l'Amérique à l'Oural — par un monde sino-indien anticapitaliste, conseilliste, ayant accompli une “Grande Désindustrialisation” mais usant d'hydroglisseurs solaires, etc. Ceci histoire de clore le texte, peut-être de brouiller encore plus les pistes. Ou plus simplement de finir d'exprimer sans cohérence forcenée des rejets (« cette société révoltante qui crevait de sa propre pourriture ») bien plus que de réelles aspirations — un des personnages vend peut-être la mèche en se demandant si « ce qui lui avait plu, dans le souverainisme, n'était-ce pas le côté désespéré de la chose »…
Peut-être au total ne faut-il pas chercher d'autre message que la colère. Or il y a bien des façons de se tromper de colère qui sont pires que celle de Jérôme Leroy, même si la sienne n'est pas toujours absolument plaisante. Mais si chacun n'écoutait que les imprécateurs qui vont dans son sens, ce serait fort triste. Par ailleurs, tout cela pourrait pousser, au-delà des discussions politiques, à revenir au roman et à l'histoire, à sa construction un peu forcée, mais aussi à sa capacité à saisir le lecteur, à l'entraîner, à le faire s'intéresser aux personnages, à leurs contradictions et à leurs faiblesses. Côté S.-F., on ne trouvera pas de grande idée, mais côté roman très noir, et apocalypse, on est loin d'être dans ce qui s'est fait de pire. cela vaut même le coup d'œil, ou le détour. Si par ailleurs le volume reste trouvable après l'incendie qui a ravagé les stocks de l'éditeur — et de quelques autres qui avaient lié leur sort au sien.