Keep Watching the Skies! nº 47, août 2003
Jean Millemann : Pouvoirs critiques
anthologie de Science-Fiction ~ chroniqué par Noé Gaillard
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C'est sans doute à la présence de Jean-Pierre Hubert dans ce livre que je dois d'avoir rajeuni de dix-huit ans en me replongeant dans une anthologie parue en 1984 : Pathologie du pouvoir, huitième et dernière — comme annoncée dès la première livraison — de la série Mouvance réunie par Bernard Stephan et Raymond Milési sur le thème général de “Science-Fiction et pouvoir”. Comparaison-critique. Sur le plan contenant avantage très net à Millemann qui en deux cent trente-huit pages propose douze auteurs, Stephan et Milési se contentant (?) de cent dix pages et de neuf auteurs (le texte de Pierre Giuliani qui figure ici est un pamphlet critique contre le pouvoir éditorial ; il m'étonnerait que les hommages rendus à l'auteur [1] fassent la part belle à sa virulence critique, et c'est dommage). Couverture de Caza sans audace pour Millemann, couverture de Milési et Jean-François Schneider — originale pour l'époque : un œil dans un judas triangulaire — plus illustrations intérieures tirées d'un livre de 1494.
Sur le plan de la présentation du produit, Jean Millemann commet ce qui à mon avis est une des plus mauvaises préfaces que je connaisse. Le style pour-happy-few-je-raconte-ma-vie-et-celle-de-mes-amis-si-vous-n'êtes-pas-contents-c'est-pareil. Stephan fait dans la parabole optimiste et donne à réfléchir.
Sur le plan contenu, honneur aux anciens dans l'ordre d'apparition au sommaire de Mouvance 8.
"Fontaraigne" de Joëlle Wintrebert : le difficile partage du pouvoir entre les mâles et les femelles raconté avec le style Wintrebert.
"La Ménagère et le dépanneur" de Pierre-Paul Durastanti et Michel Jeury (le dernier ayant depuis changé de genre littéraire, et le premier réussi dans la traduction) : une pochade intelligente si proche de notre réalité-toile-télé d'aujourd'hui. Le traitement humoristique rend le texte encore lisible.
"Le Gardien" de Jacques Barbéri (depuis peu de retour) : dans les “limites” du parc Zoonirique, rencontre entre le gardien et Gaston, juste avant les chiens, avant demain. À déguster.
"Le Labyrinthe du Dr Manus Hand" de Daniel Walther (aujourd'hui peut-être plus journaliste qu'écrivain ?) : les pouvoirs du savant fou, la force des malades, des lois, des croyances. Le Walther éclaté de l'époque que le lecteur devait/savait reconstituer. Intéressant, mais difficile à lire aujourd'hui.
"Bunraku" de Pierre Stolze : le pouvoir du spectacle au pays du Soleil Levant, juste avant la rencontre avec Marylin et les Mafia. Quand on peut faire bref en littérature.
"Fin de partie ?" de Jean-Claude Dunyach : le jeu et ses règles comme quête et outil de pouvoir. Du Dunyach classique, sans surprise et sans vraie chaleur.
"Chut ! Babel, Babel chute" de Dominique Douay (un auteur oublié par ceux qui décident des rééditions ?) : le pouvoir du confort et des habitudes confronté à l'idée de révolution. Suffisamment distanciée pour être encore lisible.
"Partance" de Béatrice Heller, René Lermite & Henry-Luc Planchat (pour ce dernier voir plus haut Durastanti, pour les deux autres mystères) : le pouvoir de l'auteur qui est immense pourrait suffire à raconter ou fabriquer le monde. Texte très daté mais lisible…
Enfin, "Mie de pain" de Jean-Pierre Hubert : le pouvoir du manipulateur qui crée des personnages — en mie de pain — et refuse d'exposer les histoires qu'ils racontent. Avec juste ce qu'il faut d'humour et de second degré pour faire bien vieillir.
Pour l'époque, c'était une bonne anthologie puisqu'elle analysait les rapports de pouvoir selon une bonne variété d'angles et de styles, pour aujourd'hui ce sont ces styles qui me paraissent la rendre moins lisible.
Le sous-titre de l'antho de Millemann indique clairement une restriction du champ de l'analyse, nous n'avons affaire qu'au pouvoir politique.
"Lemmings" de Patrick Eris : étrange texte qui nous prend pour des animaux capables de comprendre la nécessité du suicide pour réduire la population. Est-ce pensé ?
"Sisyphe endormi" de Johan Heliot : petite pochade intelligente sur la mémoire et l'histoire. Bonne chute.
"L'Invincible armada" de Jonas Lenn : quand les villes virtuelles se font la guerre, les humains trinquent. Texte long, presque lassant. Même style que dans l'antho Détective de l'impossible de Stéphane Nicot (J'ai lu • Millénaire).
"Part-time punk" de David Calvo : le pouvoir côté vaincu, soumis, exilé, SDF. Texte déjanté : la mode Ellis ?
"Attentat sur Bodday" de Laurent Genefort : les écologistes ont le pouvoir. Du Genefort simple et efficace comme d'habitude. Mais on peut le préférer romancier.
"L'Œil de Caïn" de Jean-Marc Ligny : le pouvoir de la paranoïa dans le monde de Big Brother. Percutant, bien pensé. Mais est-ce encore de la S.-F. ?
"Peintre de lunes" de Jean-Pierre Hubert : le pouvoir des sciences et de l'argent au service de l'art (ce texte me fait irrésistiblement penser à la page 61 de Z comme Zorglub de Franquin). Encore une fois un second degré efficace.
"Aller simple" d'Ayerdhal : le pouvoir des embryons, de la postérité… Cela sent un peu trop la production sur commande. On a connu l'auteur plus inspiré et on est en droit de le préférer romancier.
"G'Yaga" de Laurent Queyssi : pouvoir politique et ethnies indigènes qui est l'envahisseur. Intéressant et assez bien écrit.
"Terra amata" de Nathalie Dau : le pouvoir des extra terrestres et l'idée de la folie. Intéressant et bien écrit
"Enchères" de Jean-Michel Calvez : le pouvoir de l'argent et des médias. Un texte que l'anthologiste avoue ne pas avoir sollicité. On est très heureux de l'avoir lu… C'est une belle réussite — peut-être le meilleur texte de l'antho.
"Nahk ila hetaf tarsun" de Bruno B. Bordier (dédicacée à Pierre-Paul Durastanti) : le pouvoir du chant, le pouvoir de l'amour et les monstres que l'imagination engendre… On termine en apothéose et on attend cet auteur en romancier.
La promesse (?) du sous-titre n'est pas tenue, c'est le pouvoir tout court qui est questionné à travers différentes façons de le prendre et le conserver. On notera donc une continuité certaine — le contraire aurait été étonnant — dans la manière d'aborder le sujet. Il me semble que la seule différence tient surtout au nombre de pages qui dans le second cas permet de laisser plus de liberté aux auteurs.
Rendez-vous dans vingt ans.
Notes
[1] À l'occasion de son récent décès — NdlR.