Keep Watching the Skies! nº 48, janvier 2004
Éditorial : vivent les vaches !
par Pascal J. Thomas
Ives Roqueta (Yves Rouquette, pour l'état-civil français) en a fait le titre d'un de ses recueils il y a bien longtemps : lo Poeta es una vaca. Signifiant par là que l'écrivain mange la vie, la rumine, et en exsude finalement la crème pour nourrir ses lecteurs.
Ainsi font les auteurs de S.-F., ou de Fantastique, ou de Fantasy, qui, même s'ils mangent de l'herbe mutante, paissent paisiblement dans un vaste champ, ruminant allégrement des matériaux similaires pour fournir chacun leur saveur particulière. Nulle clôture ne divise ce champ — Lucky Luke n'étant pas venu y défendre les poseurs de barbelés —, ce qui n'empêche pas les vaches, animaux sociables, de se regrouper en des troupeaux anarchiques et néanmoins compacts à l'occasion.
Elles sont aidées par des piquets, des drapeaux, des points de ralliements visibles de tous sur la plaine herbue : une remorque de paille, un bloc de sel, un calico qui proclame “merveilleux”, un autre, noir velouté, qui prévient “fantastique et horreur”, une enseigne au néon qui vante la conjecture rationnelle et l'anticipation… sans compter des myriades de sous-drapeaux rangés sous ces grandes bannières, ou ponctuant les mottes d'une oriflamme à l'autre. La pluie et le vent ont réduit en lambeaux la banderole “S.-F. politique”, et pourtant on continue à brouter dur dans ce coin de pré. Quel animal négligent a pu piétiner l'écriteau steampunk ? Le panneau était bien trop petit, un bovidé à la vue basse a dû l'apercevoir trop tard…
Reniflant les culs de vache, touriste bien plus que pâtre, le critique plante parfois un petit drapeau de son cru, édifie un cairn dubitatif sur un arpent qui lui semble prometteur. Jamais il ne perd de vue la signalisation de base qui permet de se retrouver dans la plaine infinie. Mais il se préoccupe peu, néanmoins, de mesurer avec la précision du brin d'herbe si une vache donnée broute plus près du poteau “S.-F.” ou du poteau “roman policier”, par exemple. Il pourra, tout au plus, choisir de douter de la santé mentale d'un animal qui ne cesse de secouer la tête entre deux azimuts incompatibles, et prendre note de pas manger d'entrecôte prélevée sur cet individu-là…
Mais jamais il n'oublie que, si les étiquettes et les précisions sur la nourriture thématique des vaches sont des choses intéressantes et importantes, elles ne motivent jamais une division en parcages étanches du vaste champ littéraire sur lesquelles Jersey, Holstein et Blondes d'Aquitaine vivent en bonne entente et peuvent aller paître où bon leur semble, au gré de leurs pérégrinations.
Les vaches pèsent plus que les humains, et le métier de critique, qui vient fureter dans leurs pas, n'est pas sans risque. Outre celui de mettre le pied dans un sous-produit bien frais de l'activité bovine, et d'exprimer trop fort le fond de sa pensée, il y a celui de se retrouver coursé par quelque taureau ayant pris la mouche, faisant payer au bipède de passage le poids des frustrations accumulées. Il faut alors courir vite, et on se prend à regretter de n'avoir pas une clôture électrifiée à mettre entre soi et le fauve. Tant pis. Il est plus beau quand il est libre, et l'abrivada [1], ça donne du goût à la vie.
PS — 2003, annus horribilis pour KWS : seuls deux numéros auront été publiés. Je ne crois pas être jamais tombé aussi bas — même si j'eus recours en 1998 à l'artifice des numéros doubles. Ma vie professionnelle est un monstre qui me ronge de l'intérieur, et l'école associative de mes enfants en est un autre, bien pire. Et mes collaborateurs semblent succomber à des maux de même nature…
Notes
[1] Pour ceux qui ne connaîtraient pas, c'est l'encierro occitan.