Ugo Bellagamba : Tancrède
uchronie, 2009
- par ailleurs :
Tancrède de Hauteville était un seigneur normand de Sicile, qui joua un rôle important dans la première croisade. À la tête d'un des détachements armés qui accomplirent cet incroyable périple à travers les Balkans et l'Anatolie pour arriver au Proche Orient, il s'illustra en prenant plusieurs villes, puis en s'inscrivant dans la structure féodale mise en place par les conquérants (il fut notamment un temps propriétaire du fameux Krak des Chevaliers, et un temps régent d'Antioche en l'absence du seigneur en titre, son oncle ; il connut également des conflits violents avec Raymond de Saint-Gilles, le comte de Toulouse).
Tancrède le personnage littéraire du Moyen-Âge et de la Renaissance est une autre affaire : les chroniqueurs firent de lui un idéal de la chevalerie. Tancrède poursuivit sa carrière légendaire comme protagoniste d'un opéra du xviie siècle où il figurait l'amoureux maudit, et le revoici, sujet d'une uchronie d'Ugo Bellagamba.
Le récit uchronique est donné ici de façon assez linéaire, chroniquant à la première personne les faits et gestes de la Croisade, et commençant bien avant le point de divergence, qui se produit (au moins de façon manifeste) page 81 (aux Moutons électriques). Il faut beaucoup plus longtemps, malgré les espoirs nourris bien hâtivement par Tancrède, pour que l'Histoire globale de la région soit modifiée ; et cet aspect, qui occupe le dernier quart du livre après un hiatus de cinq ans dans le récit, semble une pièce rapportée. Peut-être parce qu'il y intervient une certaine dose de SF explicite, fondée sur une accélération de l'évolution technologique de l'époque (pensez à De peur que les ténèbres… de L. Sprague de Camp), ce qui tranche sur le reste du livre. Bien des romans uchroniques entament leur propos bien après le point de divergence, et proposent au lecteur un jeu de piste pour découvrir ladite divergence ; nous sommes ici loin de cette conception.
Mais Bellagamba déroute un peu plus le lecteur. Une brève introduction, pastichant une longue tradition de la littérature populaire, présente le livre comme adapté de documents d'époque, le journal même de Tancrède. Dès la première page, on se rend compte qu'il ne peut en être ainsi, car bien au-delà de « moderniser la syntaxe et le style »
, Bellagamba prête à Tancrède un mode de narration et un arsenal conceptuel qui n'existaient tout simplement pas au Moyen-Âge. Tout en injectant une dose homéopathique d'archaïsmes (le mot "fol"), histoire sans doute de respecter une autre convention de la littérature populaire, le français faussement moyenâgeux. Cela mène parfois à des collisions langagières qui font vaciller la construction pseudo-historique ; la secte des Assassins (et sa forteresse d'Alamut) joue un rôle important dans le livre, et quand Tancrède rencontre pour la première fois un de ses membres (p. 143), il semble lier ce nom à l'idée de meurtre. Or, même si les affidés du Vieux sur la Montagne procédaient à des exécutions furtives, Tancrède ne le savait pas encore, et même si un mot arabe similaire à "assassin" désignait la secte à l'époque, il ne signifiait "meurtrier intentionnel" ni dans cette langue ni dans aucune des autres que Tancrède aurait pu parler à ce moment (ce sens dérivé est apparu en italien au moins deux siècles plus tard, et n'est attesté en français qu'au xvie siècle). L'emploi du verbe "assassiner" quelques pages plus loin complique encore les choses, même s'il est entendu que le texte que nous lisons est en version doublée : une narration en français moderne d'événements et de dialogues se déroulant à une époque où cette langue n'existait pas.
Uchronie n'est pas anachronie, et le balancement entre les deux trouble un peu mon plaisir.
Car plaisir il y a. L'expédition des Croisés fut à la fois extraordinaire et abominable. Nous en suivons les premières péripéties, avec les joies et les doutes de Tancrède. Doutes qui s'accroissent avec chaque massacre gratuit commis par les armées franques — il y a des passages difficilement soutenables, même si l'auteur ne se complaît pas dans les descriptions, et adoucit par moments les atrocités. Exemple : le cannibalisme. Dans le livre, Tancrède ne le rencontre que quand lui et ses compagnons d'armes sont assiégés, et à la dernière extrémité. Les chroniques de l'époque rapportent plutôt que les Croisés, qui avaient mis le siège devant Antioche, tuèrent et mangèrent des prisonniers (les adultes bouillis, et les enfants à la broche, est-il précisé) en pleine vue des défenseurs de la cité, pour les effrayer.(1) Bellagamba a fait un superbe boulot de documentation, et en vieux fan de SF, j'ai fini par m'attacher plus à ses sources qu'à son livre.
Mais l'essentiel du roman n'est pas là. L'auteur s'attache plus aux déchirements intérieurs de Tancrède qu'aux événements sanglants qui l'entourent. Il faut du courage pour tourner le dos aux siens, au nom des principes, en terre ennemie. Pourtant, même après avoir choisi de tourner casaque, Tancrède reste un personnage relativement passif, jouet de la secte des Assassins après avoir été soldat du Christ. Ce n'est que très progressivement que ses capacités pour l'action cèdent le pas à des qualités de meneur d'hommes. Au point qu'en fin de parcours, Tancrède commence à ressembler, par ses actes, à Alexandre le Grand — même si son discours intérieur en fait plutôt notre contemporain, avide de comprendre plus d'une culture.
Ce qui est le dilemme de ce livre : dans le dossier qui le suit, Ugo Bellagamba donne un aperçu émouvant de ses motivations personnelles, et se place dans la déjà longue tradition des œuvres de fiction qui ont chacune réécrit le personnage de Tancrède.(2) Le sien, comme tous ceux qui l'ont précédé, comme le chevalier Timour dessiné par Sirius, promène ostensiblement son identité de son époque à la nôtre, et tant pis si on perd une partie de ce qui fait le sel de l'uchronie ou du roman historique.
- Ironie de l'Histoire, le comte de Toulouse se trouvait parmi ces Croisés dont les atrocités seront répétées un siècle plus tard contre les populations régies par ses propres descendants. Il faut croire que l'autorisation accordée par le Saint-Siège déchaîne la férocité des guerriers.↑
- Voir la notice sur le personnage dans Wikipedia, déjà enrichie d'une mention au présent roman. Hmmm, qui a pu l'introduire, je me demande bien…↑
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