Patrice Lajoye : Dimension URSS
anthologie de Science-Fiction des pays de l'ancienne Union soviétique, 2009
- par ailleurs :
On croyait tout savoir de la SF soviétique depuis le Livre d'or que Leonid Heller lui avait consacré chez Presses Pocket, au milieu des années 80 — qui, lui, faisait suite à l'anthologie sortie chez Robert Laffont sous le nom de Jacques Bergier en 1963. On se trompait, nous démontre Patrice Lajoye : si l'URSS n'a pas survécu aux années 80, elle produisait dans ses dernières années quantité de SF, et meilleure qu'auparavant ; et les anthologies confectionnées par les Russes eux-mêmes (catégorie dans laquelle doit être rangée celle signée par Bergier) laissaient de côté des pans entiers du genre.
Dimension URSS s'efforce donc de combler quelques lacunes de notre connaissance sur la SF soviétique (russe essentiellement, mais un auteur arménien apparaît également). Bonus, une grosse vingtaine de reproductions de couverture de revues et de livres nous donnent une idée de l'illustration SF en URSS des années 1950 à 1980. Classés par ordre chronologique, les textes — accident ou reflet d'une évolution ? — abordent des thématiques différentes selon les époques. On commence par "la Terre : scènes des temps futurs", une pièce de théâtre de 1904 de Valeri Brioussov (une fin du monde dans un futur lointain, dans une société tiraillée par des mouvements révolutionnaires clandestins ; intéressant, mais un peu dur à lire de nos jours). "Au-dessus du néant" et "l'Éveil du professeur Berne", deux textes de 1927 et 1956 (Alexandre Beliaev et Vladimir Savtchenko respectivement), nous amènent à une époque plus contemporaine, et tous deux mettent en scène des savants exaltés (voire fous) avec pas mal d'humour. Les trois textes des années 1960 se situent dans l'espace ; mais sous des dehors d'admiration pour les héros de l'exploration spatiale, Lajoye nous a déniché des nouvelles parcourues de drames et de doutes — et autant "Sur un sentier poudreux" de Dmitri Bilenkine que "le Pré" de Karen A. Simonian expriment (discrètement) des critiques respectivement sur l'esprit de conquête et sur l'envahissement de la vie moderne par l'artificiel. Comme souvent dans la SF soviétique, toutefois, ça manque un peu de rythme et d'action quand on compare au modèle anglophone.
La deuxième moitié de la sélection présente des textes qui s'étagent entre 1976 et 1984. On entre dans le vif du sujet — et on a l'occasion de lire une poignée de nouvelles nettement plus intéressantes, sur des thèmes variés : télépathie ("une Dernière histoire de télépathie" de Roman Podolny), duplication de la personnalité, à la Philip K. Dick ("un Cheechako dans le désert" de Kir Boulytchov), insolite contemporain ("la Station intermédiaire" de Valentina Soloviova). C'est une SF entièrement moderne qui se pratiquait, avec le jeu sur la réalité et l'identité qui avait envahi le genre à la même époque autant aux USA qu'en Grande-Bretagne ou en France. Une inquiétude dominante se manifestait toutefois : la peur de la guerre, qu'elle soit passée ("Quels drôles d'arbres" de Viktor Kouloupaev, dominé par l'image terrifiante des combats de la Seconde Guerre mondiale) ou future, avec deux textes très originaux sur l'apocalypse nucléaire. "La Toute dernière guerre au monde" de Vladimir Pokrovski met en scène des bombes intelligentes. D'autres l'ont sans doute fait, mais rarement avec autant de mordant. "Vingt milliards d'années après la fin du monde" de Pavel Amnouel mélange des scènes (uchroniques, désormais) de guerre nucléaire totale avec des considérations cosmologiques. Là aussi, c'est de l'excellente SF, mélange détonnant d'émerveillement, de terreur, et de description du ridicule humain.
Si l'anthologie est donc de bonne tenue — j'ai beaucoup aimé les textes de Boulytchov, Soloviova, Pokrovski et Amnouel, et j'ai bien ri à la vieille fantaisie de Beliaev —, elle n'est pas sans défaut. Il aurait mieux valu ne pas ouvrir le volume sur le texte le plus long et le plus ancien, qui est dur à digérer “à froid” pour le lecteur habitué à la SF contemporaine. Globalement, il faut s'habituer au rythme plus lent, plus réflexif, et au ton souvent plus sombre, des textes russes. Et les traductions — souvent révisées à partir de traductions faites par les Russes eux-mêmes pour leurs revues littéraires en langues étrangères — ne sont pas idéales. L'effort de lecture en vaut cependant largement la peine, pour découvrir quelques textes remarquables et une ambiance originale.
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