Lorris Murail : Nuigrave
roman de Science-Fiction, 2009
- par ailleurs :
Il fut un temps où la SF était une littérature d'adolescent, truffée de protagonistes juvéniles lancés à l'assaut du monde. Ce temps est au moins aussi lointain que ma propre jeunesse, c'est dire. Lorris Murail, qui avait brillamment brodé sur le thème de la mémoire dans l'Hippocampe, recueil paru il y a trente ans dans la même collection, revient ici sur le thème de la perception du temps ; mais il le fait avec la voix autoriale d'un vieux grognon, oscillant entre dépit et amusement sarcastique devant le monde qu'il dépeint.
Nous sommes en 2030, ou peu s'en manque. Arthur Blond est un fonctionnaire du ministère de la Culture qui travaille au service de la restitution patrimoniale — l'équilibre des pouvoirs a changé dans le monde, et les États européens, anciennement impérialistes et colonialistes, doivent rendre les trésors archéologiques glanés en Afrique et en Asie.
Le tabac, à l'instar des drogues psychotropes, est désormais rigoureusement interdit, au point que les “nuigraves” (c'est-à-dire les cigarettes) sont désormais écoulées à prix d'or par les dealers. Qui sont souvent des immigrés, comme ceux qui sont parqués dans la zone de la banlieue parisienne connue sous le nom de “Petit Kosovo”, où ont échoué Albanais et Maliens, Serbes et Éthiopiens. Et bien d'autres sans doute, car de nouvelles guerres ensanglantent le Moyen-Orient, où un groupe mystérieux, les Émirs Blancs, a connu une ascension foudroyante à partir des monarchies du Golfe avant de se heurter à d'autres groupes arabes.
Arthur Blond ressemble à un James Bond en négatif. En partance pour une très officielle mission en Égypte, il est intercepté à l'aéroport pour un malheureux patch de nicotine sur la peau, destiné à calmer ses angoisses en avion. Arrêté, rudoyé par la police, il se rend compte qu'il est mêlé à une affaire beaucoup plus grave, qu'il lui faut un temps étonnamment long pour comprendre. Son ancienne petite amie, Sidonie, s'était passionnée pour une plante amazonienne, dont elle a réussi à extraire une drogue nouvelle, la coarcine, qui modifie la perception du temps : ses utilisateurs peuvent, par exemple, observer pendant des heures une rigoureuse immobilité, avant de se déplacer à une vitesse extraordinaire.
Les événements vont se succéder à un rythme soutenu : Arthur retrouve et perd Sidonie, rencontre son ex-mari (maître du traitement chimique de la coarcine), un ancien mercenaire du Moyen-Orient, un agent des services britanniques, un gamin africain vivant au Petit Kosovo… tous impliqués plus ou moins profondément, plus ou moins de leur plein gré, dans la quête de la coarcine, dont la source botanique est menacée de disparition par les attaques contre la forêt amazonienne.
Tout au long de ces événements dramatiques, Arthur garde un certain recul, commentant souvent les tours de la fortune avec un surprenant détachement. Pourtant, l'intrigue ne manque pas de morts, de souffrances et de complots brusquement mis en lumière. Mais — outre le côté parfois un peu fouillis du livre, qui aime à se répéter sans toujours parvenir à convaincre — Arthur semble plus concerné par la recherche de la nicotine qui lui manque, ou par l'effroi que lui inspirent les étudiants (totalement incultes) auxquels il enseigne quelques heures par semaine les questions liées à la restitution patrimoniale.
C'est probablement que le propos de ce livre, fidèle en cela à une longue tradition de la SF, réside plus dans la description du monde du futur proche que dans son intrigue à proprement parler. Un monde qui grossit sans merci tout ce qui semble déplaire à l'auteur dans celui d'aujourd'hui : obsession sanitaire, ignorance des jeunes générations, cynisme des gouvernants (d'ailleurs jamais mentionnés). Avec pour seul espoir, ou pour seule terreur, la coarcine qui peut donner à chacun une vie subjectivement plus longue, ou transformer les gens en monstres ou en marchandises.
J'ai trouvé le livre trop dispersé, et trop détaché, pour m'accrocher réellement. J'ai aussi regretté que les effets de la coarcine ne jouent pas un plus grand rôle, ne soient pas plus décrits de l'intérieur — quand on lit un auteur francophone entre les couvertures argentées (revenues sur les ouvrages que nous présente Gérard Klein chez Laffont !), on ne peut s'empêcher d'avoir la chronolyse dans un coin de l'esprit. Mais ces circonstances peuvent changer d'un lecteur à l'autre, et ce livre original et thématiquement riche devrait pouvoir trouver son lecteur idéal.
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