KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Arkadi & Boris Strougatski : l'Île habitée

(Обитаемый остров, 1969)

roman de Science-Fiction

chronique par Éric Vial, 2010

par ailleurs :

Back to the future. Et Back in the USSR. Et ricanements du rédacteurenchef qui sait que j'en suis là à mon niveau d'incompétence en anglais. Il n'empêche que c'est bien de cela qu'il s'agit avec ce roman publié pour la première fois dans la feue Union Soviétique voici quarante ans (première parution en 1969, traduit du russe par Jacqueline Lahana en 1980 ; édition définitive établie ici par Viktoriya Lajoye). Et donc de l'exhumation d'un document historique. Ce qui n'est en aucune façon un reproche.

À vrai dire, une lecture au premier degré est sans doute possible. Comme elle l'est à l'évidence pour Stalker / Pique-nique au bord du chemin, réédité en même temps dans la même collection. On doit pouvoir s'attacher à l'aventure d'un explorateur sur une planète étrangère, mais fort proche de la Terre. Explorateur présenté tout à la fois comme un Humain fort quelconque et comme supérieurement doué, intellectuellement et physiquement. Pas Superman tout de même, mais capable de résister à la radioactivité, de cicatriser très vite, de survivre à des balles tirées à bout portant, et d'apprendre une langue parfaitement inconnue en quelques jours, histoire de ne pas ralentir l'action ; bref, un échantillon d'humanité future bénéficiaire de progrès remarquables, ou un extraterrestre mais d'une certaine façon plus proche de nous que ceux qu'il visite, ne serait-ce que parce que eux ont six doigts. Explorateur vite accepté, intégré même à l'armée locale, ou plutôt à la milice qui traque l'ennemi intérieur, mais se prenant de sympathie pour les représentants de celui-ci, envoyé dans une sorte de bagne, fuyant pour tenter d'organiser une contre-offensive… Il faut bien dire que si l'on en reste là, c'est un peu long, un peu dilué, avec fort peu d'“idées SF”, originales ou pas : un système de contrôle des esprits, de probables mutants nés d'une guerre atomique, immunisés contre ce contrôle et donc pourchassés, des armes-robot toujours en action des années après la guerre dévastatrice et que les bagnards doivent neutraliser au péril de leur vie, plus des sortes de chiens mutants, probablement intelligents, entr'aperçus et dont on ne saura pas grand-chose : le tout renvoyant à une SF relativement archaïque, même par rapport à la date de première publication, mais c'est peut-être là l'un des charmes du roman, comparable de ce point de vue à celui d'un catalogue d'avant-guerre des Armes et Cycles de Saint-Étienne. On peut même marcher, quitte à lire parfois quelque peu en diagonale.

Mais ce n'est probablement pas ce qui a intéressé les auteurs. Ils ont fonctionné à l'économie. Ils ont fait même montre d'une nette désinvolture, en abandonnant une piste comme celle des chiens mutants, ou en laissant tomber après une seule mention les différences physiologiques entre l'explorateur et les habitants de la planète, qui semblent ne jamais s'apercevoir qu'il n'a pas le même nombre de doigts qu'eux ; il est vrai qu'il est parfois supposé être une sorte de mutant “réussi” ; il est vrai aussi que devant un dessin animé, on ne remarque pas spontanément que Mickey n'a que quatre doigts. Mais plus probablement, il fallait un prétexte, un observateur extérieur pour découvrir un monde avec le lecteur. Et pour bien marquer que ce monde n'est pas la Terre. D'ailleurs, si sa géographie, ou sa géographie politique, est imprécise, il a quelques caractéristiques physiques qui l'en distinguent nettement, une atmosphère particulière qui empêche de voir les astres, y compris l'étoile autour de laquelle la planète tourne, et qui donne l'impression que les bords du monde se relèvent, bref que l'on vit à l'intérieur d'une boule et non à sa surface, même si les progrès de la balistique militaire ont fait comprendre que c'était une impression fausse — les progrès de l'aviation, permettant l'usage bref et infructueux d'un bombardier de luxe, vestige d'un empire défunt, auraient dû eux aussi amener à ce genre de prise de conscience, mais c'est une autre des pistes esquissées et qui tournent court, une autre des preuves de ce que les auteurs ne se sont pas réellement préoccupés de cohérence et avaient d'autres objectifs.

Il ne s'agit donc pas de la Terre. Il ne faut pas confondre. C'est d'une certaine façon martelé. À l'usage du lecteur et sans doute de la censure. Et il s'agit encore moins, bien entendu, de l'alors pas du tout feue URSS. Il est d'ailleurs question, dans le pays où arrive l'explorateur, d'une guerre potentielle permanente avec le voisin du nord. Voilà les autorités (bien terrestres, celles-ci) rassurées. Au moins en partie. Ce en quoi elles ont tout à la fois tort et raison. Tort bien évidemment, car cette planète qui n'est certes pas la Terre lui ressemble fort, au point que l'on oublie vite les éléments physiologiques, ou atmosphériques, qui l'en distinguent. Le pays où l'explorateur arrive (et les autres sans doute aussi) sort d'une guerre dévastatrice, qui l'a appauvri, qui l'a sans doute brutalisé (au sens de “rendu brutal”, employé de plus en plus par les historiens), qui a fait tomber un régime impérial, et l'a remplacé par une dictature militaire et militariste dirigée par un groupe protégeant son anonymat. Le régime instauré par ce groupe est un totalitarisme, au sens (il y a tant de définitions plus ou moins instrumentales qu'il faut bien préciser celle à laquelle on se réfère) où si, comme le disait feu Coluche, la dictature c'est « ferme ta gueule » et la démocratie, « cause toujours », le totalitarisme, lui, c'est « applaudissez tous en même temps » : une politisation univoque destinée à créer l'adhésion massive et sincère, l'unanimité non seulement dans les comportements, mais aussi dans les pensées. En persécutant la minorité qui ne “marche” pas, ou sur laquelle la propagande ou ce qui en tient lieu a l'effet inverse : ici, littéralement, cette minorité en souffre, ou plutôt souffre de sa métaphore, le système de contrôle des esprits par des ondes génératrices de grands enthousiasmes collectifs. Les auteurs ayant sans doute la possibilité d'affirmer à un possible censeur soupçonneux que ces émetteurs décerveleurs sont une métaphore limpide des médias occidentaux, et qu'il n'est en aucune façon question dans ces pages de la grisaille brejnévienne.

Ledit censeur ainsi rassuré a manifestement tort, et s'est fait avoir. Et en même temps, il a raison, comme il l'a été dit plus haut. Parce que la révolte est vouée à l'échec et que la seule perspective réelle est la désespérance, au fur et à mesure que les masques tombent, que les faux-semblants semblent se dissiper, que persécutés et persécuteurs-en-chef apparaissent comme exactement de même nature, que dans la palette variée des oppositions très hétérogènes ce sont les moins sympathiques qui doivent prendre le dessus, ceux qui ne veulent pas changer les rapports de domination et de mystification mais les faire fonctionner à leur profit, que les tentatives du personnage principal débouchent sur de fausses victoires, que l'on s'approche d'une conclusion où l'inanité de tout ce qui a été raconté apparaît avec encore plus de force. Bref qu'il faut “renoncer” : c'est sans nul doute là le mot important de la quatrième de couverture. Car l'URSS brejnévienne était “post-totalitaire”, non qu'elle ne fût pas dictatoriale ; et l'anonymat des “Pères inconnus” doit sans doute quelque chose à un système bien différent du culte de la personnalité instauré autour de Staline, ou des foucades khrouchtchéviennes ; mais il suffisait à cette URSS brejnévienne, comme à toute dictature traditionnelle, d'imposer le silence, ou plutôt dans son cas, passé oblige, un vague acquiescement à des rites formels. Et le roman s'inscrit dans la perspective d'un “il n'y a pas d'alternative”, promis à une autre carrière sous d'autres cieux. D'où le document historique. Même si ce n'est évidemment pas la seule manière de lire le roman. À chacun de se débrouiller…

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

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