KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Frédéric Delmeulle : la Parallèle Vertov (les Naufragés de l'entropie – 1)

Frédéric Delmeulle : les Manuscrits de Kinnereth (les Naufragés de l'entropie – 2)

romans de Science-Fiction, 2010

chronique par Philippe Paygnard, 2011

par ailleurs :

En étudiant de vieilles archives cinématographiques, à la demande de son oncle, Childebert Kachoudas a la surprise d'apercevoir ce dernier sur un film datant de 1910. C'est là le moyen qu'a trouvé José-Luis de Almédia pour prouver de manière irréfutable à son neveu qu'il a découvert le moyen de voyager à travers le temps. Cette astuce lui permet également de le convaincre de l'accompagner dans sa prochaine expédition temporelle. À bord du Vertov, un sous-marin nucléaire soviétique reconverti en machine à explorer le temps, les deux hommes s'embarquent ainsi à destination d'un lointain passé, plus précisément l'année 117 apr. J.-C., dans l'espoir d'apercevoir l'empereur Trajan. Sans véritablement renouveler le thème du voyage temporel, popularisé par H.G. Wells et son incontournable Machine à explorer le temps, Frédéric Delmeulle joue et déjoue très agréablement des paradoxes temporels dans la Parallèle Vertov. Grâce à cette colossale machine à voyager dans le temps qu'est le Vertov, l'auteur entraîne ses personnages et ses lecteurs à travers diverses époques de notre Histoire, dont certaines pourraient être à jamais modifiées par les interventions de ces téméraires explorateurs. Mais l'Histoire risque-t-elle réellement d'être changée par leurs actions ? Ou bien chacune de leurs ingérences ne crée-t-elle pas une réalité parallèle qui coexiste alors avec notre monde ? Ce sont ces questions auxquelles Frédéric Delmeulle apporte une réponse dans la Parallèle Vertov, tout en laissant intelligemment planer certains mystères et en faisant apparaître de nouvelles interrogations au fil des pages. On se doit également de constater que la Parallèle Vertov est un livre particulièrement exigeant vis-à-vis de ses lecteurs. Il faut ainsi qu'ils aient la patience d'attendre presque une centaine de pages pour découvrir celui qui sera leur guide à travers les méandres du temps, Child Kachoudas. Il est également indispensable de lire jusqu'aux ultimes pages de ce roman pour donner tout son sens aux premiers chapitres de cette Parallèle Vertov et à l'enquête menée, de 1910 à 1945, par le journaliste anglais John Grierson sur un mystérieux homme d'affaires qui semble doué d'un très étrange don de prémonition. À cela s'ajoute un impressionnant changement de style lorsqu'apparaît le personnage de Child Kachoudas.

Par ailleurs, ce premier roman se révèle être le résultat d'une belle aventure éditoriale. En effet, avant de paraître sous les couleurs des éditions Mnémos, la Parallèle Vertov, qui s'intitule alors Nec deleatur, n'est, à l'aube des années 2000, que l'un de ces nombreux manuscrits refusés par les éditeurs de SF de la place parisienne. Seul Gérard Klein manifeste un réel intérêt pour ce texte, regrettant sincèrement de ne pouvoir le publier dans sa collection "Ailleurs et demain". En l'absence d'éditeur conventionnel, Frédéric Delmeulle se tourne alors vers le micro-éditeur Éditeur Indépendant, en juillet 2007, qui lui permet enfin de publier ce premier roman. Et c'est en proposant son deuxième manuscrit aux éditions Mnémos, une suite non linéaire de Nec deleatur, que Frédéric Delmeulle a l'opportunité de cette réédition revue et corrigée de son premier livre. Et il aurait été fort dommage de manquer, en plus d'une aventure passionnante, les multiples bonnes idées qui émaillent ce roman, à commencer par la personnalité rebelle et fascinante de l'intelligence artificielle du Vertov, à laquelle le romancier donne les traits holographiques de l'angélique Marlène Dietrich.

C'est avec regret que l'on quitte le monde de la Parallèle Vertov, dont la lecture se fait rapidement addictive. Et avec avidité qu'on retrouve le même univers dans les Manuscrits de Kinnereth. Dans lequel Théodore Masterson, fonctionnaire international du Fonds des Nations Unies pour les Partenariats Internationaux, une agence méconnue de l'ONU, prend contact avec Sphinx et Yove, du CERHI (Centre d'Études et de Recherches historiques pour l'Image), pour soumettre à leur expertise des manuscrits retrouvés lors de fouilles dans le désert du Néguev, au sud d'Israël. Comme le leur indique Masterson, ces pièces archéologiques présentent un double intérêt. Selon les spécialistes qui les ont précédemment authentifiés, ces documents ont été écrits par l'un des disciples de Jésus de Nazareth et leur contenu est de nature à remettre en cause tout ce que l'on sait ou tout ce que l'on croit savoir sur les origines du christianisme. Par ailleurs, et cela est encore plus surprenant, ces manuscrits semblent comporter certains indices qui pourraient permettre d'expliquer la mystérieuse disparition, dix ans plus tôt, de l'ex-compagnon de la charmante Sphinx, Childebert Kachoudas.

Après l'excellente surprise que constituait la Parallèle Vertov, Frédéric Delmeulle se devait de se surpasser pour satisfaire les nombreux lecteurs qui attendaient avec impatience les nouvelles aventures temporelles de Child Kachoudas. Avec les Manuscrits de Kinnereth, le romancier la joue tout en finesse puisque, au premier abord, son nouveau livre n'est pas la suite directe de la Parallèle Vertov. En effet, on ne retrouve ni José-Luis de Almédia, décédé à la fin du premier opus, ni son neveu Child, qui semble perdu à jamais au cœur du temps. C'est donc à la recherche de ce dernier que Frédéric Delmeulle nous invite finalement avec ce nouveau thriller temporel. Entièrement renouvelée, la distribution des Manuscrits de Kinnereth réunit ainsi quelques personnages hauts en couleur, à commencer par les membres du groupe rock Swamp Thing, qui vont, autour de Masterson, Yove, Sphinx, sa fille, son beau-père et d'une intelligence artificielle amnésique, composer le nouvel et très hétéroclite équipage d'un Vertov fort opportunément retrouvé dans les sables du Néguev.

En plus d'une action parfois débridée, digne d'un film d'action hollywoodien, les Manuscrits de Kinnereth offrent également une bonne part de réflexion puisque le nouveau voyage temporel du Vertov entraîne héros et lecteurs à l'aube du christianisme, lorsqu'un homme venu de Nazareth subit le supplice de la croix, meurt et, dit-on, ressuscite. Une époque qui est à la fois si bien documentée à travers les textes des Évangiles et si incertaine en matière de réelles preuves historiques. Force est de constater qu'en s'interrogeant ainsi sur la réalité historique du Christ, Frédéric Delmeulle se risque, dès son deuxième roman, sur des terres qui gardent encore l'empreinte indélébile de Michael Moorcock et de son Voici l'homme (publié en 1969).

Fort heureusement, le romancier se sort plutôt bien de cette chausse-trappe, en usant de multiples retournements, parfois prévisibles, et d'autres beaucoup plus étonnants. Ainsi, de manière fort classique, il conduit ses lecteurs à s'interroger sur les raisons de la présence de Child à l'époque exacte de l'apparition de Jésus, prophète, puis martyr. Le voyageur temporel est-il venu en simple spectateur ou bien est-il acteur de l'exceptionnelle destinée d'un homme né à Nazareth ? Alors qu'il finit par donner une dimension très inattendue à Théodore Masterson, celui qui semble n'être qu'un simple fonctionnaire international et qui joue le rôle de narrateur des Manuscrits de Kinnereth.

En conclusion, même s'ils n'ont pas le même pétillant que la Parallèle Vertov et même s'ils ne sont pas exempts de quelques défauts mineurs, les Manuscrits de Kinnereth confirment le talent de conteur de Frédéric Delmeulle, qui revisite avec ingéniosité l'histoire de Jésus et, au-delà, de l'Humanité tout entière.

Philippe Paygnard → Keep Watching the Skies!, nº 68, mars 2011

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