Anatole France : la Révolte des anges
roman de Fantasy littéraire, 1913
- par ailleurs :
Voilà qui peut sembler aux antipodes de la littérature de genre, et de tout ce qui peut nous intéresser ici. Un auteur classique, on ne peut plus académique de réputation. Vilipendé par les surréalistes, les révolutionnaires ; détesté aussi par les nationalistes, les intégristes de tout poil — il y a parfois quelques convergences, si on se souvient qu'Aragon était fils naturel d'un prédécesseur de Maurice Papon. Des imparfaits du subjonctif. Des titres de chapitre à l'ancienne, ne lésinant pas sur les références antiques, façon « Qui met tour à tour en scène Mira la voyante, Zéphyrine et le fatal Amédée, et qui illustre, par l'exemple terrible de M. Sariette, cette pensée d'Euripide, que Jupiter prive de sagesse ceux qu'il veut perdre. »
. Pis, le livre est du début 1914, après une prépublication l'année précédente, et a tout ce qu'il faut pour amuser l'historien : le portrait d'une grande famille catholique, conservatrice, nationaliste, antisémite pour ce qui est de la jeune génération (cela dit, deux ou trois notations de l'auteur lui-même peuvent être désagréablement ambiguës), le conformisme ambiant, tout cela est d'une joyeuse férocité sous des dehors fort policés mais renvoie à un monde vieux de près de cent ans, avec quelques noms propres qui ne diront sans doute plus rien à bien des lecteurs. Et des commentaires sur la peinture religieuse. Plus quelques vacheries sur les manipulations de l'opinion par un ministre jouant sur l'intoxication et la provocation politique. Et il faut attendre la fin du chapitre 9, sur 35 il est vrai, pour que le premier élément non-réaliste fasse son entrée — un ange comme on l'aura deviné ; jusque-là, pour tout potage, on s'était contenté des déplacements inexpliqués de livres dans une bibliothèque. De plus, l'histoire du monde des origines (et même avant) à nos jours, qui occupe quatre chapitres à partir du 18, pourra sembler assez éloignée de ce qui nous intéresse ici.
Et pourtant. Cette histoire même relève bel et bien d'une forme de Fantasy. Elle part de la chute des anges révoltés, de Lucifer donc. En fait l'origine de l'Humanité, qui est éveillée par eux. En fait aussi les dieux grecs et latins, Bacchus au premier chef, sans oublier Pan. Raconte la lutte contre les représentants du démiurge local, à peu près aussi sympathique que le boss mafieux imaginé par Christin et dessiné par Mézières dans Valérian. Et aussi limité à notre planète, qu'il réussit à mettre sous l'éteignoir. Étrille d'ailleurs au passage Réforme autant que Contre-Réforme. Se montre en tout ceci passablement ethnocentrique, d'un point de vue bouddhiste ou shintoïste, mais c'est une autre question. Bref, récupère le merveilleux chrétien et la mythologique antique, les tord un peu, les rassemble en un même récit comme l'avers et le revers d'une pièce. On a déjà vu ça dans des collections spécialisées, encore que “ça”, en l'occurrence, ait de manière générale le mérite de l'antériorité. Et parallèlement à cela, dans le cadre réaliste du Paris de la veille de la Première Guerre mondiale, où rien ou presque n'annonce le massacre imminent, on a une sorte d'ancêtre de la Fantasy urbaine, avec des anges dissidents, aux motivations variées, s'organisant plus ou moins, organisant leur révolte, se préparant à monter à l'assaut des cieux. Certes, le récit s'arrête à ce moment-là, ou plutôt tourne court, car la fresque épique est esquissée, et a été préfigurée par le souvenir de la première révolte, celle d'avant même la création ; ce n'est donc pas par incapacité : ce n'est pas tout à fait le propos. Et la leçon finale, proprement libertaire, ou anarchiste si vous le préférez, l'impose. Autant vous laisser la découvrir.
Mais c'est bien de la Fantasy. Et qui mérite qu'on la lise. Elle est redécouverte périodiquement, des éditeurs se lançant dans la réédition, Rivages cette fois. Puis oubliée. C'est sans nul doute dommage. Cela mérite le coup d'œil.
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