KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Stéphane Beauverger : le Déchronologue

roman de Science-Fiction, 2009

chronique par Pascal J. Thomas, 2011

par ailleurs :

Vous n'aurez pas attendu mon article pour lire ce livre-ci ! Grand Prix de l'Imaginaire, concurrent sérieux du prix Rosny aîné, le quatrième roman de Beauverger a tout pour attirer l'attention de la critique.(1) Et il impressionne d'emblée avec un style emphatique, tout en interpellation abrupte du lecteur et en archaïsmes assumés — le protagoniste et narrateur, après tout, fait corps avec son xviie siècle, même si pour nous l'écoulement des années va se trouver démembré sous nos yeux.

Cette voix bien particulière du narrateur impressionne de prime abord. Nul doute qu'elle plaise. Mais pas forcément à moi. Un style uniformément tenu finit par me lasser, autant que le volume sonore peut assourdir. Les jurons blasphématoires (« Christ Mort ») ou les interpellations ironiques (« mes gorets ») perdent vite de leur force à la répétition. L'emploi de l'argot, toujours très éphémère, parfois millésimé, est risqué au sein d'une langue qui, sans être celle de l'époque du récit, cherche à l'évoquer. Je pense par exemple aux cas d'usage de ces mots arabes entrés en français aux xixe et xxe siècles avec la colonisation de l'Afrique du Nord. La même remarque s'impose pour une unité de mesure comme le litre. Cela dit, Beauverger est un écrivain bien trempé, immanquablement lisible, qui, s'il ajuste son tir, fera sûrement encore mieux.

Il est grand temps de parler du livre. Pour autant que ce roman soit narré dans le désordre, essayons de procéder par ordre. Protestant chassé de sa Saintonge natale par la politique de Richelieu, le capitaine Henri Villon a navigué vers les Caraïbes, où il pratique la guerre de course contre les Espagnols, ne dédaignant pas, comme ses confrères, la rapine et le trafic intéressé. Quand nous faisons sa connaissance en 1640, un groupe de marins français projette de prendre aux Espagnols le contrôle de l'île de la Tortue. Mais la fortune de la guerre et des rencontres font de lui un mercenaire au service de peuples aux pouvoirs de plus en plus étranges — tandis que se déclenchent sur terre des cataclysmes tels que seule la mer reste un refuge. Seules ancres dans la mer déchaînée de sa vie, les plus fidèles de ses compagnons d'équipage, et Sévère, la femme dont il est tombé amoureux, originaire du peuple mystérieux des Targui et rejetée par eux.

Le Déchronologue ne repose pas sur le suspense : le titre, l'irruption dès le début de décrochages temporels ne laissent guère subsister de mystères. Au travers des chapitres réordonnés par l'auteur en un apparent désordre (en fait, on va suivre quatre ou cinq périodes de la vie d'Henri Villon, plus ou moins dans l'ordre au sein de chacune), c'est une intrigue assez linéaire qui se déroule : les hasards de la guerre manquent avoir raison de notre héros, il s'en tire grâce à l'aide d'un sauveur providentiel, devient contrebandier en technologie provenant du futur et mercenaire, et gagne ses combats avec une désarmante facilité jusqu'à la confrontation sans espoir (on le sait depuis le début) avec un Léviathan des mers, un porte-avions américain venu du xxe siècle. J'ai éprouvé un petit sentiment de redite en comparant les rôles des employeurs successifs de Villon, les Itza et les Targui ; mais peu importe, on est tenu en haleine par l'exotisme, et par une galerie de personnages secondaires haute en couleur, avec une mention spéciale pour le commodore Mendoza, adversaire aussi impitoyable qu'honorable, et finalement admirable.

Cet aspect linéaire de l'intrigue, toutefois, est totalement occulté par la mécanique de la narration. Le livre propose les chapitres dans l'ordre Prologue, 1, 16, 17, 6, 2… et ainsi de suite jusqu'à 24, 18, 25 et un épilogue. Le tout assorti des dates de déroulement des événements. Si cette structure imite la désarticulation temporelle qui touche tout le monde du roman, elle ne correspond pas à des voyages dans le temps des protagonistes, ni à des paradoxes temporels intégrés à l'intrigue (comme je l'ai dit, l'intrigue est linéaire, ce qui a déçu le fan de SF en moi). Ce n'est pas non plus une narration éclatée à la Abattoir 5, ou obéissant aux associations d'idées du narrateur comme dans bien des romans de Gene Wolfe. La clé du puzzle est donnée — et m'a beaucoup servi : les avanies de ma propre vie m'ont conduit à bouquiner Beauverger par bribes, sans toujours pouvoir bien me souvenir des pages déjà dévorées. Les retours en arrière (et donc, les bonds en avant) dans les péripéties m'ont été nécessaires, et un bon prétexte pour me pénétrer de la matière du livre. Je ne crois pourtant pas que l'auteur ait écrit avec à l'esprit un lecteur ballotté entre hôtels et aéroports ; la structure de son récit présente un autre avantage : il est utile, pour ménager ses effets, pour fixer l'attention du lecteur, de garder pour la fin du texte les révélations les plus cruciales, les moments les plus intenses. Mais la nature de l'histoire que l'on a à raconter ne permet pas toujours à de telles révélations de se situer au terme des événements. D'où l'abondance en littérature populaire des ellipses artificielles, des plans confiés à des plis scellés, des personnages au goût maladif du secret. Beauverger innove en plaçant son chapitre crucial de milieu d'intrigue… en fin du livre. Et ça fonctionne fort bien.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 68, mars 2011


  1. On regrettera que, dans sa forme, ce livre ne soit pas complètement satisfaisant : trop d'erreurs typographiques ou orthographiques ; une maquette qui fait bon marché des marges…

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