Thierry Di Rollo : Bankgreen
roman de Fantasy, 2011
- par ailleurs :
Sur Bankgreen, tout a une raison. Dans le ciel mauve et noir, les derniers combats entre Digtères et Arfans viennent de prendre fin. Grâce à la puissance de leurs troupes et à leurs alliés, les terribles Varaniers, les premiers ont gagné la reconnaissance de leur droit de propriété inaliénable et éternel sur les mines de l'Orman. Les seconds conservent le droit de les exploiter en utilisant la main-d'œuvre Shore. La guerre, qui a mené des milliers de Digtères et d'Arfans à la mort, n'a finalement servi qu'à consacrer un statu quo qui semble immuable à travers les cycles. Les principales victimes de cette dernière guerre semblent être les Varaniers. Leur population est désormais réduite à quelques individus atteints d'une étrange mélancolie qui les conduit à choisir de mettre un terme définitif à leur vie de mercenaire et d'immortel. Devenu le dernier Varanier de Bankgreen, Mordred fait le choix de quitter la Pangée pour éviter cette mort qui le hante. Il rejoint ainsi le bord du gigantesque Nomoron, vaisseau qui erre sur l'immensité océanique de GrandEau, sous le commandement de Silmar l'Hunum.
Après avoir imposé sa voix si personnelle et si reconnaissable dans des récits de Science-Fiction (Meddik, les Trois reliques d'Orvil Fisher) et des romans noirs (le Syndrome de l'éléphant, Préparer l'enfer), Thierry Di Rollo s'essaye avec talent et efficacité à la Fantasy. Reprenant tous les codes du genre, il nous invite à découvrir le monde mauve et noir de Bankgreen, une planète qui pourrait être la Terre d'un passé extrêmement lointain ou bien celle d'un futur très éloigné ou encore une planète perdue dans l'espace infini. Habité par diverses espèces, ce monde offre des décors tout à la fois variés et classiques : l'infinité aquatique de GrandEau, les vertigineuses montagnes qui constituent le Haut Toit et la vaste plaine d'Orman où commence cette épopée. Bankgreen est un monde immense dont les habitants, que nous croisons au fil des pages, ne connaissent que d'infimes parcelles.
Celui qui pourrait être le héros de ce roman épique s'appelle Mordred. Il est l'un des derniers Varaniers, ces mercenaires immortels qui peuvent lire l'heure de la mort en chacun des individus qu'ils rencontrent et, en toute logique, leur offrir une mort bien plus douce au fil de leur épée. Ces guerriers, couverts du fer de leur armure impénétrable, chevauchant de terrifiants varans géants, n'ont rien des preux chevaliers animés de justes et nobles sentiments des chansons de geste. Dissimulant leurs émotions et leur véritable nature derrière un heaume impassible, Mordred et les siens semblent insensibles au sort de ceux qu'ils croisent sur leur route. Plus encore que les autres Varaniers, Mordred ne s'intéresse qu'à une chose, sa survie dans un monde qui voit les siens dépérir et s'effacer, victimes d'un spleen mortifère. Par bien des aspects, Mordred ressemble à cette autre figure tragique de la Fantasy qu'est Elric le nécromancien, qui hante une dizaine de romans écrits par Michael Moorcock. Ces deux chevaliers en armure n'ont qu'une seule compagne fidèle, la mort, celle de leurs ennemis la plupart du temps, mais aussi celle qui les tourmente jour et nuit : la leur ! Point commun de plusieurs œuvres de Thierry Di Rollo, l'immortalité, qu'elle soit celle de Mordred sur Bankgreen ou bien celle des narrateurs de ses nouvelles "la Ville où la mort n'existait pas" (dans imagine…, nº 76, en 1996, et plus récemment dans le recueil Crépuscules) et "Vie™" (dans Bifrost, nº 42, en 2006), est rarement heureuse.
Il est un autre personnage de Bankgreen qui pourrait ravir le titre de héros de ce roman-monde à Mordred. Il s'agit de Silmar l'Hunum. Seul de son espèce, il commande aux destinées du Nomoron, un navire gigantesque qui accueille les peuples en exil fuyant la vie cruelle et sans espoir de la Pangée. Au premier abord, Silmar semble être un emprunt respectueux à Jules Verne, mais Thierry Di Rollo donne à l'Hunum une dimension dramatique qui dépasse la personnalité déjà complexe du capitaine Nemo, maître du Nautilus. Ainsi, alors que sa destinée est toute tracée sur l'immensité de GrandEau et qu'une longévité de mille cycles inscrite dans ses gènes devrait lui apporter une certaine sagesse et une réelle sérénité, Silmar doute et craint sa mort encore lointaine, cherchant l'impossible moyen d'y échapper.
À côté de ces individus hors norme, d'autres espèces habitent le monde de Bankgreen : les Digtères à trois doigts ; les Arfans, leurs éternels ennemis ; les Shores, peuple d'esclaves ; Yphor et les rats noirs ; les innocentes et lumineuses Émules ; les méchants Gnomes ; et les orgueilleux Katémens. Une multiplicité d'ethnies qui rappelle forcément celle imaginée par J.R.R. Tolkien pour peupler sa Terre du Milieu (Humains, Nains, Elfes, Hobbits, …). Cependant, les espèces réunies par Thierry Di Rollo, sur son monde de Bankgreen, ne semblent vivre que dans l'obsession d'une mort qui est toujours trop proche, quelle que soit leur longévité, de l'éphémère Émule qui ne vit qu'une dizaine de cycles jusqu'au presque immortel Mordred, en passant par Silmar et ses mille cycles de vie. Il y a cependant un point commun entre tous les habitants de Bankgreen : ils refusent obstinément d'entendre la sombre prédiction de Mordred lorsque celui-ci leur demande s'ils veulent connaître l'heure de leur mort, souvent éminemment violente, qu'il est prêt à leur prédire. Et il y a aussi et surtout les Runes, créatures immortelles qui volent au-dessus de Bankgreen, dont la féminité ailée pourrait rappeler les harpies de la mythologie grecque, s'il n'y avait cette étrange peau bleue et cette fascinante beauté qui ensorcelle tous leurs interlocuteurs, qu'ils soient humains comme Nox le Shore, animaux tel qu'Yphor le grand rat noir ou surhumain à l'image de Silmar l'Hunum. Complexes et fascinants, les habitants de Bankgreen vivent et meurent sur ce monde fait de mauve et de noir, où tout a une raison.
En abordant la Fantasy, certains diront la dark fantasy, Thierry Di Rollo trouve le lieu idéal où développer sa prose poétique et désespérée. Reprenant tous les codes et tous les clichés du genre, il les magnifie par son écriture à la fois sombre et lyrique, imposant la lumineuse noirceur de son style unique. Avec ce roman qui s'ouvre sur une bataille et se conclut par un combat plus terrible encore, il ne nous fait cependant visiter qu'une infime parcelle de cette planète immense qu'est Bankgreen. En à peine plus de trois cent cinquante pages, Thierry Di Rollo ne fait ainsi qu'entrouvrir les portes d'un monde que l'on sent proche de l'infini et qui est loin d'avoir révélé tous ses secrets.(1)
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